Réquisitoire contre William Sheller17 décembre 1982
Françaises, Français,
Belges, Belges,
Mon président mon chien,
Monsieur l'avocat le plus bas d'Inter,
Mon petit William chéri,
Mesdames et messieurs les jurés,
Public chéri, mon amour.
Bonjour ma colère, salut ma hargne, et mon courroux... coucou.
Donc William Sheller est coupable. Mais Nicolas veut pas qu'on l'embête? Bon. Qu'on l'acquitte, merde, c'est Noël. Pax omnibous allaré dotobous ! Alléluia ! Mes frères ! Jésus-z-est né ! Gloria in excelsis Déo, repasse-moi du boudin blanc ! Redonne-moi le caviar : une cuillerée pour le tiers-monde., une cuillerée pour Mère Teresa. Joyeux Noël à tous !
Trêve de cynisme facile. Noël, c'est la fête des petits et des grands. Alors sourions. Je vais vous raconter le véritable conte de Noël que j'ai vécu hier. Vous allez rire : j'ai rencontré la Mort.
Si je vous dis où, vous n'allez pas me croire. J'ai rencontré la Mort à l'angle du boulevard Sébastopol et de la rue Blondel. Je le signale à l'attention des ploucs de la France profonde et de la fraction dure des séminaristes intégristes ligaturés de la trompe, la rue Blondel est ce qu'il est convenu d'appeler une rue chaude. Elle fut d'ailleurs baptisée ainsi en hommage au sergent Blondel qui y fît retraite à son retour des Indes à la fin du siècle dernier, après dix ans de bons et loyaux services dans les chaudes-lanciers du Bengale.
« Tu viens chéri ? » me dit la Mort.
C'était une voix presque inhumaine à force de beauté, une voix aspirante, la même sans doute qui faillit perdre Ulysse. Je freinai pile des deux pieds et me tournai vers elle. Alalalala. Je me doutais bien que la Mort était femelle, mais pas à ce point. Elle avait mis ses cuissardes noires d'égoutier de l'enfer et son corset des sombres dimanches d'où jaillissaient ses seins livides et ronds comme l'Éternité. Son visage d'albâtre maquillé d'écarlate irradiait de cet ultime état de grâce enfantine nourri d'obscénité tranquille et d'impudeur insolente qui vient aux adolescentes à l'heure trouble des premiers frissons du ventre.
« Tu viens chéri? »
Je m'attendais à ce qu'elle ajoutât les vers qu'elle chanta naguère pour attirer le poète dans le guêpier de sa guêpière :
Si tu te couches dans mes bras,
Alors, la vie te semblera
Plus facile..
.Tu y seras hors de portée
Des chiens, des loups, des homm's et des
Imbéciles.
« Alors, tu viens ?
- Je ne peux pas, madame. Pas aujourd'hui. Aujourd'hui ça ne m'arrange pas de mourir. C'est bientôt Noël, n'est-ce pas, comprenez-moi. »
Il faut vous dire que je revenais des grands magasins voisins, les bras chargés de paquets pour les enfants. Toute la ville frémissait et trépidait de cette espèce d'exaltation électrique et colorée qui agite les familles autant qu'elle racornit les solitaires, à l'approche de Noël.
« Non, vraiment, je ne veux pas mourir aujourd'hui, madame. J'ai le sapin à finir...
- Ne sois pas stupide. Viens, chéri. Si c'est le sapin qui te manque, je t'en donnerai, moi.
- Mais puisque je vous dis que je ne veux pas mourir.
- Pourquoi ?
- Pardon?
- Sais-tu seulement pourquoi tu ne veux pas mourir ? dit encore la Mort.
- Je ne sais pas moi. J'ai encore envie de rire avec ma femme et mes enfants. J'aime bien mon travail. Je n'ai pas fini de mettre mon bordeaux en bouteilles et j'attends Un coup de fil de maman. Et puis d'abord, il faut que j'aille chercher mes chaussures chez le cordonnier de la rue des Pyrénées. Voilà.
- Mon pauvre garçon. Tu es lamentable. Pour la première fois de ta vie, tu as la chance de voir la Mort en face, et au lieu de coucher avec moi, tu t'accroches à ton histoire de pompes même pas funèbres. Enfin, mon lapin, sois raisonnable. Regarde autour de toi. Es-tu vraiment sûr de ne pas en avoir assez de cette vie de con ? »
Évidemment. Je jetai un regard circulaire sur le boulevard où la pluie glacée détrempait le trottoir gris, sale, jonché des mille merdes molles des chiens d'imbéciles. Mes frères humains trépignaient connement entre les bagnoles puantes d'où s'exhalaient çà et là les voix faubouriennes et bovines des chauffards éthyliques englués à vie dans l'incurable sottise des revanchards automobilistes glapissants de haine et suintants d'inintelligence morbide. La vulgarité tragique de la vitrine du Conforama voisin me donna soudain la nausée. Trois grands nègres souillés de misère et transis de froid s'y appuyaient en grelottant dans la dignité autour des balais de caniveaux pour lesquels ils avaient quitté la tiédeur enivrante de leur Afrique natale. À la devanture du kiosque du Sébasto, la guerre menaçait partout, la princesse de Moncul épousait le roi des Cons, le franc était en baisse et la violence en hausse, la speakerine hébétée crétinisait au ras des perce-neige, un chanteur gluant gominé affichait aux anges un sourire aussi élégant qu'une cicatrice de césarienne ratée, le ministre des Machins triomphait d'incompétence, le roi du football tout nu sous la douche crânait comme un paon mouillé ravi de montrer sa queue à tous les passants, les cervelles éclatées collées aux carrosseries racontaient en multicolore le grand carambolage meurtrier de l'autoroute, « le poids des morts, le choc des autos », et la traditionnelle grognasse du mois racolait l'obsédé moyen avec ses oreilles en prothèse de lapin et ses nichons remontés, luisants de glycérine : « Si je suis dans l'huile, c'est parce que j'aime ça. »
« Alors, tu viens chéri ? dit encore la Mort, dans un souffle infernal et brûlant qui m'envahit le cou jusqu'à la moelle. Allez, viens. Je te promets que la nuit sera longue. Je te ferai tout oublier. Tu oublieras la pluie, ta vieillesse qui pointe, les passages cloutés, les bombes atomiques, Rego, le tiers provisionnel et l'angoisse quotidienne d'avoir à se lever le matin pour être sûr d'avoir envie de se coucher le soir.
-Excusez-moi, madame, mais j'hésite. D'un côté, il est vrai que ce monde est oppressant. Mais, d'un autre côté, depuis que j'ai connu ces étés lointains, dans le foin, avec une mirabelle dans une main et la fille du fermier dans l'autre, j'ai pris l'habitude de vivre. Et puis l'habitude, au bout d'un temps, ça devient toujours une manie, vous savez ce que c'est. Alors bon, mourir comme ça là, maintenant, tout de suite, sans cancer ni infarctus, à la veille de Noël, ça la fout mal. Avec la panoplie de Zorro et la poupée qui fait pipi toute seule dans les bras, j'aurais peur de rater ma sortie. Et puis, en plus j'imagine ma femme accrochant ses guirlandes en haut de son escabeau quand on lui apprendra la nouvelle : "Madame. Soyez courageuse. Votre mari... c'est affreux." Et elle : "Oui, c'est toujours pareil ! Il est jamais là quand on a besoin de lui, c'est toujours les mêmes qui accrochent les guirlandes." »
Alors la Mort, désespérée, haussa les épaules et se rabattit sur un petit vieux propret qui rentrait réveillonner tout seul dans sa chambre de bonne. A minuit, il aurait rempli son verre de mousseux pour trinquer avec sa télé noir et blanc. Alors, la Mort l'a baisé à mort, à même le trottoir.
Donc William Sheller est coupable, mais son avocat, nom de Dieu, vous en convaincra mieux que moi.William Sheller: Ce qu'il chante est si délicat, si intelligent, si soyeux qu'on ne l'entend pas quand le voisin d'à côté, ce gros con, écoute le brame de Johnny sur Radio Nostalgie.
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