Sur l’art
Petrus BOREL

Poème Sur l’art

L’Art ne saurait souffrir de verrou ni de chaîne ;
Il brise tout lien qui l’entrave ou le gêne.
Il prend pour lui le ciel, le temps, l’immensité,
Il ne met sous sa dent qu’un pain de liberté.
Au théâtre surtout il veut son coude à l’aise,
Pour y pétrir les moeurs comme ou pétrit la glaise,
Pour y jeter l’aumône aux rois, ses courtisans,
Un peu de gloire aux bons, des sarcasmes brûlans
Aux méchans, qu’il flétrit, qu’il traîne sur la claie
A la postérité, perpétuant leur plaie.
L’Art, seconde nature, infini créateur,
Des choses d’ici-bas hardi rénovateur,
S’en va se gorgeant d’or et prenant pour pacage
L’univers et ses dieux. - C’est un lion sans cage,
Ni cornac. - C’est un fils du désert indompté,
Courant, caracolant parmi l’humanité,
L’humanité qui suit avec un respect rare
Les vestiges, les pas de sa marche bizarre.
L’Art vrai sur tous les flots toujours vogue en aval.
Il est jaloux, tyran, et n’a point de rival.

- Il est jaloux, tyran, et veut alors qu’on l’aime,
Qu’on l’aime seul, entier, qu’on se vende soi-même
A lui seul, corps et âme ; ainsi qu’à Belzébut
Un sorcier vend sa vie ou la donne en tribut.
En sa cour, point de coeurs faibles et domestiques ;
Il ne faut à ses pieds que mignons fanatiques,
Sans peur, sans tempérance, et ne reculant pas
Devant les noirs affronts ni devant les trépas.
Si vous choisissez l’Art, repoussez loin le monde :
A l’Art tous nos pensers, point de commerce immonde ;
Car il se vêt de lin, et ses pieds argentés,
Quand on les traîne en ville, en reviennent crottés.

Ainsi, depuis long-temps par le rêve bercée,
Mon âme ressassait cette grande pensée,
Et je faisais par Dieu le plus beau jurement
D’être à l’Art pour jamais, d’être à lui seulement,
Quand soudain j’entendis la voix douce et plaintive
D’une femme, et le bruit d’une marche furtive.