12 Épitre XII À l'abbé Renaudot
Nicolas Boileau

Poème 12 Épitre XII À l'abbé Renaudot

Docte abbé, tu dis vrai ; l’homme, au crime attaché,
En vain, sans aimer Dieu, croit sortir du péché.
Toutefois, n’en déplaise aux transports frénétiques
Du fougueux moine auteur des troubles germaniques,
Des tourments de l’enfer la salutaire peur
N’est pas toujours l’effet d’une noire vapeur
Qui, de remords sans fruit agitant le coupable,
Aux yeux de Dieu le rende encor plus haïssable.
Cette utile frayeur, propre à nous pénétrer,
Vient souvent de la grâce en nous prête d’entrer,
Qui veut dans notre cœur se rendre la plus forte ;
Et, pour se faire ouvrir, déjà frappe à la porte.

Si le pécheur, poussé de ce saint mouvement,
Reconnaissant son crime, aspire au sacrement,
Souvent Dieu tout à coup d’un vrai zèle l’enflamme ;
Le Saint-Esprit revient habiter dans son âme,
Y convertit enfin les ténèbres en jour,
Et la crainte servile en filial amour.
C’est ainsi que souvent la sagesse suprême
Pour chasser le démon se sert du démon même.

Mais lorsqu’en sa malice un pécheur obstiné,
Des horreurs de l’enfer vainement étonné,
Loin d’aimer, humble fils, son véritable père,
Craint et regarde Dieu comme un tyran sévère,
Au bien qu’il nous promet ne trouve aucun appas,
Et souhaite en son cœur que ce Dieu ne soit pas :
En vain, la peur sur lui remportant la victoire,
Aux pieds d’un prêtre il court décharger sa mémoire ;
Vil esclave toujours sous le joug du péché,
Au démon qu’il redoute il demeure attaché.
L’amour, essentiel à notre pénitence,
Doit être l’heureux fruit de notre repentance.
Non, quoi que l’ignorance enseigne sur ce point,
Dieu ne fait jamais grâce à qui ne l’aime point.
A le chercher la peur nous dispose et nous aide :
Mais il ne vient jamais, que l’amour ne succède.
Cessez de m’opposer vos discours imposteurs,
Confesseurs insensés, ignorants séducteurs,
Qui, pleins des vains propos que l’erreur vous débite
Vous figurez qu’en vous un pouvoir sans limite
Justifie à coup sûr tout pécheur alarmé,
Et que sans aimer Dieu l’on peut en être aimé.

Quoi donc ! cher Renaudot, un chrétien effroyable,
Qui jamais, servant Dieu, n’eut d’objet que le diable,
Pourra, marchant toujours dans des sentiers maudits,
Par des formalités gagner le paradis!
Et parmi les élus, dans la gloire éternelle,
Pour quelques sacrements reçus sans aucun zèle,
Dieu fera voir aux yeux des saints épouvantés
Son ennemi mortel assis à ses côtés !
Peut-on se figurer de si folles chimères ?
On voit pourtant, on voit des docteurs même austères
Qui, les semant partout, s’en vont pieusement
De toute piété saper le fondement ;
Qui, le cœur infecté d’erreurs si criminelles,
Se disent hautement les purs, les vrais fidèles ;
Traitant d’abord d’impie et d’hérétique affreux
Quiconque ose pour Dieu se déclarer contre eux.
De leur audace en vain les vrais chrétiens gémissent :
Prêts à la repousser, les plus hardis mollissent,
Et, voyant contre Dieu le diable accrédité,
N’osent qu’en bégayant prêcher la vérité.
Mollirons-nous aussi ? Non ; sans peur, sur ta trace,
Docte abbé, de ce pas j’irai leur dire en face :
Ouvrez les yeux enfin, aveugles dangereux ;
Oui, je vous le soutiens, il serait moins affreux
De ne point reconnaître un Dieu maître du monde,
Et qui régle à son gré le ciel, la terre et l’onde,
Qu’en avouant qu’il est, et qu’il sut tout former,
D’oser dire qu’on peut lui plaire sans l’aimer.
Un si bas, si honteux, si faux christianisme
Ne vaut pas des Platons l’éclairé paganisme ;
Et chérir les vrais biens, sans en savoir l’auteur,
Vaut mieux que, sans l’aimer, connaître un créateur.
Expliquons-nous pourtant. Par cette ardeur si sainte,
Que je veux qu’en un cœur amène enfin la crainte,
Je n’entends pas ici ce doux saisissement,
Ces transports pleins de joie et de ravissement
Qui font des bienheureux la juste récompense,
Et qu’un cœur rarement goûte ici par avance.
Dans nous l’amour de Dieu, fécond en saints désirs,
N’y produit pas toujours de sensibles plaisirs.
Souvent le cœur qui l’a ne le sait pas lui-même :
Tel craint de n’aimer pas, qui sincèrement aime ;
Et tel croit au contraire être brûlant d’ardeur,
Qui n’eut jamais pour Dieu que glace et que froideur.
C’est ainsi quelquefois qu’un indolent mystique,
Au milieu des péchés tranquille fanatique,
Du plus parfait amour pense avoir l’heureux don,
Et croit posséder Dieu dans les bras du démon.

Voulez-vous donc savoir si la foi dans votre âme
Allume les ardeurs d’une sincère flamme?
Consultez-vous vous-même. A ses règles soumis,
Pardonnez-vous sans peine à tous vos ennemis ?
Combattez-vous vos sens ? domptez-vous vos faiblesses ?
Dieu dans le pauvre est-il l’objet de vos largesses ?
Enfin dans tous ses points pratiquez-vous sa loi ?
Oui, dites-vous. Allez, vous l’aimez, croyez-moi.
Qui fait exactement ce que ma loi commande,
A pour moi, dit ce Dieu, l’amour que je demande.
Faites-le donc ; et, sûr qu’il nous veut sauver tous,
Ne vous alarmez point pour quelques vains dégoûts
Qu’en sa ferveur souvent la plus sainte âme éprouve :
Marchez, courez à lui : qui le cherche le trouve ;
Et plus de votre cœur il parait s’écarter,
Plus par vos actions songez à l’arrêter.
Mais ne soutenez point cet horrible blasphème,
Qu’un sacrement reçu, qu’un prêtre, que Dieu même,
Quoi que vos faux docteurs osent vous avancer,
De l’amour qu’on lui doit puissent vous dispenser.

Mais s’il faut qu’avant tout, dans une âme chrétienne,
Diront ces grands docteurs, l’amour de Dieu survienne,
Puisque ce seul amour suffit pour nous sauver,
De quoi le sacrement viendra-t-il nous laver?
Sa vertu n’est donc plus qu’une vertu frivole ?
Oh ! le bel argument digne de leur école !
Quoi ! dans l’amour divin en nos cœurs allumé,
Le vœu du sacrement n’est-il pas renfermé ?
Un païen converti, qui croit un Dieu suprême,
Peut-il être chrétien qu’il n’aspire au baptême,
Ni le chrétien en pleurs être vraiment touché,
Qu’il ne veuille à l’église avouer son péché ?
Du funeste esclavage où le démon nous traîne,
C’est le sacrement seul qui peut rompre la chaîne :
Aussi l’amour d’abord y court avidement ;
Mais lui-même il en est l’âme et le fondement.
Lorsqu’un pécheur, ému d’une humble repentance,
Par les degrés prescrits court à la pénitence,
S’il n’y peut parvenir, Dieu sait les supposer.
Le seul amour manquant ne peut point s’excuser :
C’est par lui que dans nous la grâce fructifie ;
C’est lui qui nous ranime et qui nous vivifie ;
Pour nous rejoindre à Dieu, lui seul est le lien ;
Et sans lui, foi, vertus, sacrements, tout n’est rien.

A ces discours pressants que saurait-on répondre?
Mais approchez ; je veux encor mieux vous confondre,
Docteurs. Dites-moi donc : quand nous sommes absous,
Le Saint-Esprit est-il, ou n’est-il pas en nous ?
S’il est en nous, peut-il, n’étant qu’amour lui-même,
Ne nous échauffer point de son amour suprême ?
Et s’il n’est pas en nous, Satan toujours vainqueur
Ne demeure-t-il pas maître de notre cœur ?
Avouez donc qu’il faut qu’en nous l’amour renaisse :
Et n’allez point, pour fuir la raison qui vous presse,
Donner le nom d’amour au trouble inanimé
Qu’au cœur d’un criminel la peur seule a formé.
L’ardeur qui justifie, et que Dieu nous envoie,
Quoique ici-bas souvent inquiète et sans joie,
Est pourtant cette ardeur, ce même feu d’amour,
Dont brûle un bienheureux en l’éternel séjour.
Dans le fatal instant qui borne notre vie,
Il faut que de ce feu notre âme soit remplie ;
Et Dieu, sourd à nos cris s’il ne l’y trouve pas,
Ne l’y rallume plus après notre trépas.
Rendez-vous donc enfin à ces clairs syllogismes ;
Et ne prétendez plus, par vos confus sophismes,
Pouvoir encore aux yeux du fidèle éclairé
Cacher l’amour de Dieu, dans l’école égaré.
Apprenez que la gloire où le ciel nous appelle
Un jour des vrais enfants doit couronner le zèle,
Et non les froids remords d’un esclave craintif,
Où crut voir Abéli quelque amour négatif.

Mais quoi ! j’entends déjà plus d’un fier scolastique
Qui, me voyant ici, sur ce ton dogmatique,
En vers audacieux traiter ces points sacrés,
Curieux, me demande où j’ai pris mes degrés ;
Et si, pour m’éclairer sur ces sombres matières,
Deux cents auteurs extraits m’ont prêté leurs lumières.
Non. Mais pour décider que l’homme, qu’un chrétien
Est obligé d’aimer l’unique auteur du bien,
Le Dieu qui le nourrit, le Dieu qui le fit naître,
Qui nous vint par sa mort donner un second être,
Faut-il avoir reçu le bonnet doctoral,
Avoir extrait Gamache, Isambert et du Val ?
Dieu dans son livre saint, sans chercher d’autre ouvrage
Ne l’a-t-il pas écrit lui-même à chaque page ?
De vains docteurs encore, ô prodige honteux !
Oseront nous en faire un problème douteux ;
Viendront traiter d’erreur digne de l’anathème
L’indispensable loi d’aimer Dieu pour lui-même,
Et, par un dogme faux dans nos jours enfanté,
Des devoirs du chrétien rayer la charité !

Si j’allais consulter chez eux le moins sévère,
Et lui disais : Un fils doit-il aimer son père ?
Ah ! peut-on en douter? dirait-il brusquement.
Et quand je leur demande en ce même moment :
L’homme, ouvrage d’un Dieu seul bon et seul aimable
Doit-il aimer ce Dieu, son père véritable ?
Leur plus rigide auteur n’ose le décider,
Et craint, en l’affirmant, de se trop hasarder !

Je ne m’en puis défendre ; il faut que je t’écrive
La figure bizarre, et pourtant assez vive,
Que je sus l’autre jour employer dans son lieu,
Et qui déconcerta ces ennemis de Dieu.
Au sujet d’un écrit qu’on nous venait de lire,
Un d’entre eux m’insulta sur ce que j’osai dire
Qu’il faut, pour être absous d’un crime confessé,
Avoir pour Dieu du moins un amour commencé.
Ce dogme, me dit-il, est un pur calvinisme.
Ô ciel ! me voilà donc dans l’erreur, dans le schisme,
Et partant réprouvé ! Mais, poursuivis-je alors,
Quand Dieu viendra juger les vivants et les morts,
Et des humbles agneaux, objets de sa tendresse,
Séparera des boucs la troupe pécheresse,
À tous il nous dira, sévère ou gracieux,
Ce qui nous fit impurs ou justes à ses yeux.
Selon vous donc, à moi réprouvé, bouc infâme :
« Va brûler, dira-t-il, en l’éternelle flamme,
Malheureux qui soutins que l’homme dut m’aimer,
Et qui, sur ce sujet trop prompt à déclamer,
Prétendis qu’il fallait, pour fléchir ma justice,
Que le pécheur, touché de l’horreur de son vice,
De quelque ardeur pour moi sentît les mouvements,
Et gardât le premier de mes commandements ! »
Dieu, si je vous en crois, me tiendra ce langage :
Mais à vous, tendre agneau, son plus cher héritage,
Orthodoxe ennemi d’un dogme si blâmé :
« Venez, vous dira-t-il, venez, mon bien-aimé ;
Vous qui, dans les détours de vos raisons subtiles,
Embarrassant les mots d’un des plus saints conciles,
Avez délivré l’homme, ô l’utile docteur !
De l’important fardeau d’aimer son créateur ;
Entrez au ciel : venez, comblé de mes louanges,
Du besoin d’aimer Dieu désabuser les anges ! »

À de tels mots, si Dieu pouvait les prononcer,
Pour moi je répondrais, je crois, sans l’offenser :
Oh! que pour vous mon cœur, moins dur et moins farouche,
Seigneur, n’a-t-il hélas ! parlé comme ma bouche !
Ce serait ma réponse à ce Dieu fulminant.
Mais vous, de ses douceurs objet fort surprenant,
Je ne sais pas comment, ferme en votre doctrine,
Des ironiques mots de sa bouche divine
Vous pourriez, sans rougeur et sans confusion
Soutenir l’amertume et la dérision.

L’audace du docteur, par ce discours frappée,
Demeura sans réplique à ma prosopopée.
Il sortit tout à coup, et, murmurant tout bas
Quelques termes d’aigreur que je n’entendis pas,
S’en alla chez Binsfeld, ou chez Basile Ponce,
Sur l’heure à mes raisons chercher une réponse.

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