Ô froide et brûlante à la fois pécheresse au corps de corail …
Louis Aragon

Poème Ô froide et brûlante à la fois pécheresse au corps de corail …

Un espion de Castille franchissant le Djebel Cholaïr As-Sadj parvient au dessus de Grenade

Ô froide et brûlante à la fois pécheresse au corps de corail
Ville des Juifs aux mille et trente tours dans tes rouges murailles
Genoux talés percé d’aiguilles sourd de neige et l’âme en sang
Je te découvre et tes jardins d’amandiers à l’ombre du Croissant
Fille de Mahom sous ma robe j’apportais des clous
Et l’arbre du Vrai Dieu comme la lettre d’un amant jaloux
Te voilà terre philosophale à mes pieds d’où sort l’orange
Et j’ai peur maintenant de trop bien comprendre les Mauvais Anges
Séduit par l’attrait de l’enfer à retrouver l’Andalousie
Je suis envahi tout à coup par un parfum d’apostasie
Grenade à chair de violette et de jasmin dont le vent mène
A moi comme de bains publics une anonyme odeur humaine
Tel est le désir au ventre que j’ai de toi que je me dis
Que pour connaître la senteur du bois il faut une incendie
Et je ne te posséderai jamais autrement pour moi-même
Je suis l’émissaire d’un Roi chargé de te dire qu’il t’aime
Qu’il ira de force ou de gré te prendre bientôt dans ses bras
Te serrer dans ses jambes d’or tant que le ciel en saignera
Je ne vais pas te raconter ma longue et déplorable histoire
Et pourquoi je flaire le vent quand je longe tes abattoirs
Et de qui je suis le jouet Comment je ne m’appartiens plus
Car ma vie est derrière moi Seul m’obéir m’est dévolu
Il ne reste rien de ces jours ici qui furent ma jeunesse
Et l’écuelle est renversée où nul n’a bu le lait d’ânesse
Je suis le fruit tombé de l’arbre et l’objet de perversion
Taché talé honni jauni sali séché par le vent noir des passions
J’ai joué mon ciel et mon sang j’ai brûlé mes jours et mon ombre
J’ai payé d’une éternité la saison de mes plaisirs sombres
J’ai roulé l’image de Dieu dans la boue de l’ignominie
Et dans mon propre cauchemar c’est moi qui moi-même punis
C’est dans mon miroir que je lis le roman de mes propres crimes
Devenu mon propre bourreau devenu ma propre victime
Prisonnier de ce que j’ai fait prisonnier de ce que je fus
Et chaque pas m’est pour le pire à quoi je n’ai droit au refus
La calomnie est mon devoir la corruption mon système
Qui je veux perdre je noirci du fard de mes propres blasphèmes
Du stupre caché de mes nuits du sang que répandit ma main
Soldat de cette guerre affreuse où le mal est le seul chemin
Je suis venu voir ici le défaut des murs les lieux d’échelle
Et dans l’âme des gens la brèche et l’heure où dort la sentinelle
Il faut sonder le désespoir frapper où l’homme sonne creux
Qui tremble perdre sa richesse ou celui qui est malheureux
Faire lever l’ambition dans les pâtures subalternes
Semer au créneau l’incrédulité soudoyer la poterne
J’épongerai l’étoile au ciel je couperai sa gorge au cri
Et seuls les chevaux remueront vaguement dans les écuries
Mais vertige de ta beauté quand j’ouvre ta ceinture d’arbres
Je trahis mon maître et la Croix dans tes cours d’ombrage et de marbre
Je perds le Dieu de mon baptême à l’eau fraîche de tes vergers
Sur la musique de mon c?ur il n’est plus que mots étrangers
Sur les pentes du Cholaïr je suis comme l’infant Sanchol
Qui rasa sa tête et changea pour Chandja son nom d’Espagnol
Pour cela nul ne sait quel fruit parricide il avait mordu
Ni si vraiment c’est pour quelques maravédis qu’il s’est vendu
Moi c’est une façon de langueur qui corrompt l’air de ma narine
Mon ombre n’est plus sur mes pas mon c?ur n’est plus dans ma poitrine
Seigneur mon Dieu pardonnez-moi de vous préférer ce vin doux
Et le parjure est sur ma langue et je vous renonce à genoux
Et je frémis comme l’incestueux dans les bras de sa mère
Car cela ne se peur terminer que dans une terre amère
La jouissance même est pour lui sa honte et son dénuement
De quelque côté qu’il se tourne il y trouve son châtiment
Et je suis pire que celui qui profane sa propre souche
Moi qui trahis ma trahison et qui mens à ma propre bouche
En désaccord l’âme et la main par une infâme comédie
Mêlant la mort et le baiser les péchés et le paradis
Déjà je vois la gorge à l’air rouler dans d’autres bras la ville
Et de sa chair il adviendra comme de Cordoue et de Séville
Où les paroles du Coran se barrent de mots en latin
Et chaque rue ivre et sanglante est devenue une putain
Que baisent des soldats heureux proférant des jurons étranges
Pour qui toute nuit désormais aura le parfum de l’orange
Ils promèneront avec eux un carnaval de dieux géants
Et le suaire et la cagoule et le feu pour les mécréants
Ils installeront leur chenil au seuil des palais almohades
Et mettront leur linge à sécher sur le visage de Grenade