Au-dessous d'Eisenach, dans la verte oasis
Du château de Wartbourg, en l'an douze cent six,
Le comte palatin Hermann, le fier landgrave
De Thuringe et de Hesse, ayant fort bonne cave,
Réunit près de lui quatre beaux chevaliers
Poëtes, honorant ses murs hospitaliers,
Chanteurs de noble sang, qu'en tous lieux accompagne
La louange, fameux dans les cours d'Allemagne;
C'étaient Walther von der Vogelweide, Reinhart
De Zwetzen, dès l'enfance illustre dans son art,
Wolfram d'Eschenbach, puis ce gentilhomme insigne
Henri Schreiber, un aigle avec la voix d'un cygne.
Ces bons seigneurs, sans nul souci malencontreux,
S'accordaient à merveille et vivaient bien entre eux;
Ainsi que des oiseaux chanteurs se désaltèrent
Dans le même ruisseau limpide, ils supportèrent,
Sans se croire offensés par la comparaison,
Qu'un jeune homme, officier obscur de la maison
Du landgrave, nommé Bitterolf, osât même
S'essayer après eux dans maint et maint poëme;
Mais alors que Henri d'Ofterdingen, bourgeois
D'Eisenach, vint parmi tous ces cousins de rois
Chanter aussi devant le comte Hermann, l'orage
Éclata; leur colère alla jusqu'à la rage,
Et parfois leurs couteaux brillèrent dans le val.
Or, n'ayant pu chasser ni tuer leur rival
Qui brillait auprès d'eux comme une fleur dans l'herbe,
Ils lui firent l'honneur de ce défi superbe:
Luttons, lui dirent-ils, une fois tous les six;
Et qu'ensuite, pour prix, la duchesse offre un lys
Au vainqueur; mais qu'aussi, tenant en main sa corde,
Le bourreau soit présent, et sans miséricorde
Qu'il pende, balancé dans l'azur enchanté,
Celui qui devant tous n'aura pas bien chanté.
Henri d'Ofterdingen les avait laissés dire;
Il accepta leur offre avec un beau sourire
Et le combat eut lieu devant toute la cour.
Les habiles rhythmeurs s'enflammaient; tour à tour
Ils chantèrent l'orgueil de leurs princes, l'empire
De la Croix, Dieu clément pour tout ce qui respire,
Les mystères cachés dans la Tour de Sion;
Comment au Ciel, après la résurrection,
Le corps pur et sans tache à l'Ame se marie,
Les Anges, et surtout les gloires de Marie
Qui tient, victorieuse, entre ses doigts vermeils,
Des lys dont la splendeur efface les soleils.
L'air était plein de chants comme un ciel qui s'embrase;
Les princesses, les ducs ravis, pâles d'extase,
Souriaient, cependant que l'honnête bourreau
Écoutait, rassemblant ses muscles de taureau,
Et d'un oeil exalté, comme un Grec des vieux âges,
Approuvait les beaux mots et les fières images
Et les coups d'aile en plein éther; mais quand le vol
Du poëte, alangui, venait raser le sol
Avec lequel jamais un oiseau ne s'accorde,
Ce critique ingénu, levant en l'air sa corde,
Semblait dire: Je crois que voici le moment.
Oh! souvent, coeur naïf, quand si violemment
Nous meurtrissons le vers qui boite, et sans mesure
Quand nous violentons le mètre et la césure
Comme un vent furieux tourmente l'eau d'un lac,
Je pense à toi, brave homme, ô bourreau d'Eisenach!
Juin 1875.
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