Réquisitoire contre Gérard Vié
26 mai 1981
Françaises, Français,
Belges, Belges,
Socialistes, socialistes, Cher camarade Villers,
Cher Luis Rego,
Vous qui êtes compatriote de Mario Suarez,
Chère Melina, chère Edmonde, chère Danielle,
Chère Eva, chère Laurence,
Chères starlettes du festival de connes,
Cher Olof Palme, cher Papa... Andréou,
Mesdames et messieurs les jurés,
Public chéri, mon amour.
Il sera beaucoup pardonné à Gérard Vié, car Gérard Vié a beaucoup souffert.
Juin 1940 : c'est l'exode. Ils sont deux frères : Jean et Gérard Vié. Le second, Gérard Vié, est furieux. Le premier, Jean Vié, est férié. La famille Vié au grand complet quitte le restaurant familial en emportant le minimum : le sel, le poivre, thym, laurier, une pointe d'estragon. Ah, les pauv' Vié ! Le spectacle est apocalyptique. Les sirènes hurlent, les avions Messerschmitt, peints à la main par Georges Marchais, crachent le fer et le feu sur la départementale bonjour d'Alfred, les chats miaulent, les chiens aboient, les caravanes passent, les moutons paissent, les sauts d'puce et les vaches qui pissent. Le ciel flamboie, les obus sifflent, les bombes explosent, les maisons brûlent, la mort est partout, et les Vié fuient.
Oui, parfaitement, les Vié fuient. Oh, je sais bien, je sais bien qu'il se trouvera parmi notre auditoire, prêt à toutes les bassesses de l'esprit, quelqu'un pour croire et faire accroire que j'ai dit que les Vié fuyaient uniquement pour faire un jeu de mots ! Sordide humanité : vous ne méritiez pas Giscard ! Car il n'en est rien. Vous le sentez bien que jamais je n'oserais me moquer de vous, monsieur Vié : je vous supplie de me croire, et de ne pas changer d'avis en ce qui concerne l'aimable invitation que vous avez l'intention de me faire après l'audience afin que je puisse aller dîner chez vous aux Trois Marches à Versailles, dès demain soir, si vous voulez, avec ma femme et mes amis des chœurs de l'Armée rouge qui sont de passage chez Éva Darlan pour quelques nuits.
Oui, il faut me croire, mesdames et messieurs les jurés, cher Gérard Vié : sous la robe austère de la justice se cache la plus grosse et la plus rouge des confusions à la seule idée que l'on puisse mettre en cause ma bonne foi dans cette affaire qui concerne toute la famille Vié. Alors bon, que disé-je ?
Après l'exode de 1940, qui devait marquer le début d'une chaleureuse et fraternelle amitié franco-allemande de cinq années, la famille Vié se réunit de nouveau à Versailles. Ils sont tous là, Jean Vié, Karl Mars, Nicole Avril, Bernard Dimey, le maréchal Juin, Pierre Juillet, etc. Ils sont tous là. Y a même Georgio le fils maudit, qui est gai comme un Italien quand il sait qu'il aura de l'amour et du vin.
« Nous allons ouvrir une boucherie », annonce solennellement l'aîné.
Quoi ! s'exclame Gérard Vié avec une vivacité surprenante chez un homme de sa corpulence ! Quoi ! Des bouchers ? Les Vié ! Ne comptez pas sur moi ! Il n'y faut pas songer. Je veux être restaurateur ! Je veux pétrir sous mes doigts la pâte lourde et blonde à la farine de froment légère qui hume encore les blés mûrs des prés sauvages ! Je veux voir frémir, au fond du poêlon de cuivre, le petit oignon blanc frétillant dans le beurre des Charentes ! Je veux mêler la chair à ma... saucisse... à la mie blanche et aux œufs frais, pour voir naître la farce odorante aux herbes fines, ciboule et romarin, fenouil et cerfeuil, patchouli, chinchilla. Je veux créer de mes propres mains les pâtés en croûte rondelets dorés au four, les terrines de foie rose égayées de poivre vert, et, gorgées de champignons blancs sous leur chapeau léger, les opulentes bouchées à la reine. « Des bouchées ! Les Vié ! », oui !
Et c'est ainsi, mesdames et messieurs les jurés, que Gérard Vié devient restaurateur à Versailles ! À deux pas du château dont la canaille a chassé nos rois, mais qui reste aujourd'hui encore l'un des plus grands chefs-d’œuvre de l'art français, je veux parler bien sûr de l'art français avec un grand A, c'est-à-dire de l'art français de l'ancien régime de bananes, pardon, l'art français de l'Ancien Régime.
De bananes flambées en oranges givrées, de chevreuil Tatin en cheval Melba, Les Trois Marches, le restaurant de Gérard Vié, devint célèbre en moins de temps qu'il n'en fallut à Mireille Mathieu pour apprendre par cœur la date de la bataille de Marignan, c'est-à-dire en moins de cinq ans.
Aujourd'hui encore, on peut y dîner pour moins de l'équivalent de trois mois de salaire d'un travailleur ougandais.
C'est très important de bien manger. Personnellement, je me suis toujours méfié des gens qui n'aimaient pas les plaisirs de la table. Car enfin, il faut que vous le sachiez, et pas seulement dans la colle, le manque de curiosité gastronomique et de jovialité culinaire va très souvent de pair, et pas seulement de fesses, avec un caractère grincheux, pète-sec, hargneux et parpaillot. Imagine-t-on Cromwell ou Jean Cau ripailler ?
Tout au long de cette vie tumultueuse où j'ai donné la joie sur d'innombrables sommiers dont j'ai oublié le nom, tout au long de cette vie, j'ai compris qu'on pouvait juger de la sensualité d'une femme (ou d'un homme, bien sûr, mais c'est moins mon truc) simplement en observant son comportement à table. Prends- en de la graine, jeune dragueur qui m'écoute : celle-là qui chipote devant les plats nouveaux ou exotiques, qui met de l'eau dans le pauillac, qui grimace au-dessus des pieds de porc farcis, qui repousse les myrtilles à côté du filet de sanglier, celle-là, crois-moi, n'est pas sensuelle. C'est évident : comment voulez-vous qu'une femme qui renâcle devant une saucisse de Morteau puisse prendre ensuite quelque plaisir... avec une langue aux olives ou des noisettes de veau ?
Je suis sûr que vous partagez mon avis, Gérard ? (Vous permettez que je vous appelle Gérard, je vous connais assez bien depuis demain soir !)
Vous comprendrez facilement, mesdames et messieurs les jurés, cher Pierre Mauroy, chère madame Charles-Roux, qu'il est au-dessus de mes forces d'envoyer à la guillotine un homme qui vient publiquement de m'inviter officiellement à dîner dans son restaurant, Les Trois Marches à Versailles.
Les Vié... oh, pardon, la famille Vié est une famille irréprochable. Nous devons l'aimer. Aimons-nous les uns les autres ! Nous devons nous aimer sous Mitterrand, mais pour bien nous aimer sous Mitterrand, Françaises, Français, aimons-nous sous les Vié.
Je terminerai mon propos par une humble recette de cuisine que vous ne connaissez peut-être pas, Gérard Vié.
Si vous voulez faire cuire des carottes sans casserole et sans eau, c'est très simple. Vous prenez neuf carottes, c'est très important. Vous prenez vos neuf carottes. Vous les comptez bien soigneusement. Les carottes sont neuf. Vous jetez une des neuf carottes : les carottes sont qu'huit !
Gérard Vié : Les grands cuisiniers comme lui sont un danger pour les obèses et les jockeys: ils vous donnent faim rien qu'en parlant.
Paroles2Chansons dispose d’un accord de licence de paroles de chansons avec la Société des Editeurs et Auteurs de Musique (SEAM)