Décidément, on aura rarement vu un album à la sortie si compliquée. On finissait presque par croire que ce projet de Freeze Corleone ne verrait jamais le jour sur les plateformes et qu’il serait réservé à ceux qui l’avaient précommandé et reçu en physique, le grand public condamné à devoir découvrir l'album sur un live instagram ; mais à 2h du matin l’album a fini par apparaître partout, pour notre plus grand bonheur. La Menace fantôme, que l’on attendait tant depuis son annonce est disponible, et promet de faire parler plus que n’importe quel album en cette année 2020.
« Freeze Raël, sur la prod, kicke comme Israel / Fuck ces nègres comme Israël »
Freeze Raël, au titre on ne peut plus provocateur, annonce la couleur de l’album à tous points de vues, et constitue une introduction des plus abouties. Peut-être un peu trop, puisqu’à son écoute, le titre est tellement bon que l’on se demande tout simplement : comment sera-t-il possible de faire mieux ? Les introductions d’album sont malheureusement trop souvent bâclées, courtes, peu recherchées. Celle-ci à l’inverse se remarque par son caractère très élaboré. Introduite par une mélodie obscure au piano, à laquelle s’ajoutent des cordes puis un choeur - donnant de se fait une atmosphère particulièrement funeste à la chose. L’entrée du rappeur quant à elle est typique à celle qu’on lui connait, un ton cynique, qui suscitera sans doute la polémique, chose qu’il a l’air de prendre avec un dédain monumental - et c’est sans doute ce qui fait son succès. Même s’il fait rimer Israel avec Israël, rien que les deux premières punchlines regorgent en fait d’habileté dans l’usage des références. Freeze Raël est ainsi la contraction de Freeze Corleone et de Raël - gourou de la secte Raëlienne - donnant à l’oreille « Fr-Israel » ; Israel désignant dans son premier usage le combattant de MMA Israel Adesanya ; et enfin Israël, qu’il dénonce pour ses violences à l’égard de la Palestine. Quelques secondes ont ainsi suffit au rappeur pour produire une phrase déjà polémique. Mais si l’entièreté du texte est pleine de références provocatrices, et que cela suffit à faire parler du titre, le morceau redouble de puissance avec sa prod parsemée de basses amplifiée jusqu’au bord de la saturation, provoquant de fait un côté très intense au morceau. Flem, le beatmaker derrière la chose, a vraisemblablement compris mieux que quiconque l’univers de Freeze Corleone, et parvient à donner un véritable intérêt à la prod. En bref, difficile de s’empêcher d’appuyer sur « replay » à la fin de Freeze Raël, pour suivre sur le titre suivant.
Comme prévu, il était sans doute impossible de produire mieux que cette introduction dans l’immédiat : Hors Ligne sonne presque un peu trop ennuyeux quand on vient de se prendre une claque par le titre précédent. La prod trop générique de Seezy, qui consiste en une simple boucle qui provoque presque l’irritation à force, parsemée de basses encore trop timides, ne rend en somme pas service au morceau, sur lequel Freeze kicke pourtant avec une aisance remarquable. Néanmoins, il semble avoir dépassé certaines limites du politiquement correct - on le sait toujours aussi provocateur et adepte des théories conspirationnistes - mais ici il a visiblement été plus sage pour lui de censurer ses propos, qui auraient sans doute suscité une vague d’indignation. Musicalement ce n’est pas moins habile, tout n’ayant pas besoin d’être explicite surtout quand la punchline est déjà amenée auparavant. Accessoirement on notera le talent du rappeur en chimie, qui exécute des calculs pour sa lean que peu d’entre nous pourraient se vanter de réussir.
Hors Ligne a même eu droit à un clip - qui n’apporte pas grand chose artistiquement au titre, il faut le dire, mais qui a eu le mérite de faire patienter les fans à minuit, dans l’attente de la sortie de l’album.
L’une des collaborations les plus étonnantes de l’album est pour sûr celle aux côtés d’Alpha Wann. Et pourtant, il faut dire que le résultat est très loin de ce à quoi on aurait pu s’imaginer : les deux rappeurs s’associent à merveille dans un couplet unique où l’on est épargnés pour une fois des propos négationnistes de Freeze Corleone. Avec une production mêlant JayJay, habitué à travailler aux côtés d’Alpha Wann, et Ocho et Flem qui eux maîtrisent mieux que personne l’univers de Freeze Corleone, le morceau est brillamment accompagné et colle parfaitement aux deux artistes, dont les univers sont pourtant initialement éloignés au possible. L’association des deux est donc certes surprenante, mais Alpha Wann se plie merveilleusement bien au jeu.
Quand Flem est à la prod, c’est toujours brillamment mené sur ce plan-là, et sa prestation sur Logo Audi ne fait pas exception. Freeze Corleone est fidèle à lui-même avec cette référence à la voiture - on sait combien il aime ça - laissant évidemment de côté son antisionisme étant donné que Despo Rutti qui l’accompagne sur ce titre est vivement investi dans la défense des juifs à tous points de vues, et donc par extension investi dans la défense d'Israel - pour le citer : "Am Israel vaincra" dit-il dans Ani Mitztaer. Il est ainsi curieux d’observer ces deux rappeurs pourtant absolument opposés idéologiquement - et qui chacun de leur côté l’évoquent dans leur titres - ignorer tout bonnement cette divergence politique pour poser sur un morceau ensemble. Nombreux seront ceux qui resteront dubitatifs quant au couplet de Despo Rutti qui est, admettons-le, parfaitement incompréhensible (il a très certainement pris des mots au hasard et les a balancé au milieu de ses phrases), mais l’appréciation de celui-ci découlera sans doute d’une connaissance de l’artiste et de son univers un peu particulier et déconnecté de nos réalités. Despo Rutti n’est pas un piètre rappeur, loin de là, simplement il faut apprivoiser son univers pour savoir l’apprécier.
Welcome to the party, le freestyle dévoilé au début de l’année, est sans doute un des titres qui a eu le plus de retentissement dans la drill en France. Reprenant l’instru du titre éponyme par Pop Smoke, le morceau a reçu d’autant plus de visibilité à la mort du rappeur américain, puisqu’il incarnait alors un hommage assez important à son égard. Le titre devait bien entendu figurer dans l’album, aux vues de son succès, mais la question des droits d’auteurs sur l’instru a bien évidemment posé problème. D’où donc l’habile choix de reprendre tout simplement les mêmes paroles, et de les poser sur une instru composée par Flem - qui est le mieux placé pour le faire - et le résultat sur RIP Pop Smoke est sans grand étonnement excellent. Le rendu est certes très différent de la version originale, mais c’est finalement pas plus mal puisque cette production-là donne une profondeur d’autant plus sibylline et aérienne obtenue par une absence de beats. C’en est presque émouvant.
PDM est sans doute la collaboration la plus intéressante de l’album : certes l’instru est minimaliste, mais les beats habilement placés permettent de garder le rythme. Les trois rappeurs parviennent à en imposer chacun tour à tour, sur un morceau long de tout de même 6 minutes. Dès l’introduction avec le refrain d’Alpha 5.20 la couleur est annoncée : PDM sera d’une violence érudite. On appréciera les références historiques ainsi que le caractère spirituel qui parsèment tout le morceau. On ne passera pas à côté des propos complotistes, mais dans un caractère sensiblement moins purement provocateur. Chaque couplet, d’Alpha 5.20 à Shone en passant par Freeze Corleone, est une réussite.
Enfin, Chen Laden constitue, à l’instar de l’intro, une outro brillamment menée. Certes la prod est moins spectaculaire que la première, mais la boucle de piano étouffée est assez efficace, de même que ces basses impressionnantes qui agissent en écho à la première track.
En conclusion, LMF est un album des plus foisonnants, sans doute l’un des plus riches de cette année. Les prods sont pour la plupart d’une qualité impressionnante, et servent brillamment à la conception de l’univers sibyllin très propre à Freeze Corleone. Rares sont aujourd’hui les albums purement constitués de rap, et Freeze a pourtant réussi à relever ce défi sans aucun son plus léger que les autres, et sans pour autant que ça ne devienne inécoutable et épuisant. Certains trouveront peut-être néanmoins la chose trop redondante, mais il faut plutôt y voir ici la réalisation à la fois d’un retour aux sources d’un rap vraiment rappé, et non pas chantonné, et en même temps d’une ouverture sur un univers nouveau, où la brutalité des pensées ne se heurte à aucune forme de barrière. Et pour cette prouesse qui lui vaudra nonobstant sans doute une flopée de critiques, Freeze Corleone mérite d’être salué.