Albertus, 08 LXXI à LXXX
Théophile Gautier
paroles Théophile Gautier Albertus, 08  LXXI à LXXX

Théophile Gautier - Albertus, 08 LXXI à LXXX Lyrics

LXXI

Notre héros avait, comme ève sa grand’mère
Poussé par le serpent, mordu la pomme amère,
Il voulait être dieu. - Quand il se vit tout nu,
Et possédant à fond la science de l’homme,
Il désira mourir. - Il n’osa pas ; mais, comme
On s’ennuie à marcher dans un sentier connu,
Il tenta de s’ouvrir une nouvelle route.
Le monde qu’il rêvait, le trouva-t-il ? - J’en doute.
En cherchant il avait usé les passions,
Levé le coin du voile et regardé derrière.
- À vingt ans l’on pouvait le clouer dans sa bière,
Cadavre sans illusions.

LXXII

Malheur, malheur à qui dans cette mer profonde
Du coeur de l’homme jette imprudemment la sonde !
Car le plomb bien souvent, au lieu de sable d’or,
De coquilles de nacre aux beaux reflets de moire,
N’apporte sur le pont que boue infecte et noire.
- Oh ! Si je pouvais vivre une autre vie encor !
Certes, je n’irais pas fouiller dans chaque chose
Comme j’ai fait. - Qu’importe après tout que la cause
Soit triste, si l’effet qu’elle produit est doux ?
- Jouissons, faisons-nous un bonheur de surface ;
Un beau masque vaut mieux qu’une vilaine face.
- Pourquoi l’arracher, pauvres fous ?

LXXIII

Si de sa destinée il eût été l’arbitre,
Il eût, vous croyez bien, sauté plus d’un chapitre
Du roman de la vie, et passé tout d’abord
À la conclusion de cette sotte histoire.
- Incertain s’il devait nier, douter ou croire,
Ou demander le mot de l’énigme à la mort,
Comme un duvet au vent, avec indifférence
Il laissait au hasard aller son existence
- Les choses d’ici-bas l’inquiétaient fort peu,
Et celles de là-haut encor moins. - Pour son âme,
Je vous dirai, dussé-je encourir votre blâme,
Qu’il n’y croyait pas plus qu’en Dieu.

LXXIV

Il était ainsi fait. - Singulière nature !
Son âme, qu’il niait, cependant était pure ;
- Il voulait le néant et n’aurait rien gagné
À la suppression de l’enfer. - Homme étrange !
Il avait les vertus dont il riait, et l’ange
Qui là-haut sur son livre écrivait indigné
Une grosse hérésie, un sophisme damnable,
Venant à l’action, le trouvait moins coupable,
Et pesant dans sa main le bien avec le mal,
Pour cette fois encor retenait l’anathème.
- Une larme tombée à l’endroit du blasphème
L’effaçait du feuillet fatal.

LXXV

La décoration change. - Pour le quart d’heure
Nous sommes à l’hôtel du singe-vert, demeure
Du signor Albertus, et dans son atelier.
Savez-vous ce que c’est que l’atelier d’un peintre,
Lecteur bourgeois ? - Un jour discret tombant du cintre
Y donne à chaque chose un aspect singulier.
C’est comme ces tableaux de Rembrandt, où la toile
Laisse à travers le noir luire une blanche étoile.
- Au milieu de la salle, auprès du chevalet,
Sous le rayon brillant où vient valser l’atome,
Se dresse un mannequin qu’on croirait un fantôme ;
Tout est clair-obscur et reflet.

LXXVI

L’ombre dans chaque coin s’entasse plus profonde
Que sous les vieux arceaux d’une nef. - C’est un monde,
Un univers à part qui ne ressemble en rien
À notre monde à nous ; - un monde fantastique,
Où tout parle aux regards, où tout est poétique,
Où l’art moderne brille à côté de l’ancien ;
- Le beau de chaque époque et de chaque contrée,
Feuille d’échantillon, du livre déchirée ;
Armes, meubles, dessins, plâtres, marbres, tableaux,
Giotto, Cimabué, Ghirlandaio, que sais-je ?
Reynolds près de Hemskerk, Watteau près de Corrége,
Pérugin entre deux Vanloos.

LXVII

Laques, pots du Japon, magots et porcelaines,
Pagodes toutes d’or et de clochettes pleines,
Beaux éventails de Chine, à décrire trop longs,
- Cuchillos, kriss malais à lames ondulées,
Kandjiars, yataghans aux gaînes ciselées,
Arquebuses à mèche, espingoles, tromblons,
Heaumes et corselets, masses d’armes, rondaches,
Faussés, criblés à jour, rouillés, rongés de taches,
Mille objets-bons à rien, admirables à voir ;
Caftans orientaux, pourpoints du moyen-âge,
Rebecs, psaltérions, instruments hors d’usage,
Un antre, un musée, un boudoir !

LXXVIII

Autour du mur beaucoup de toiles accrochées,
Blanches pour la plupart, les autres ébauchées,
Un chaos de couleurs ne vivant qu’à demi.
- La Lénore à cheval, Macbeth et les sorcières,
Les infants de Lara, Marguerite en prières,
Des portraits esquissés, des études parmi
Lesquelles, dans son cadre, une de jeune fille,
Claire sur un fond brun, se détache et scintille,
Belle à ne savoir pas de quel nom l’appeler,
Péri, fée ou sylphide, être charmant et frêle,
Ange du ciel à qui l’on aurait coupé l’aile
Pour l’empêcher de s’envoler.

LXXIX

On aurait dit, à voir cette tête inclinée,
Et son expression pensive et résignée,
Une Mater Dei d’après Masaccio.
- Ce n’était qu’un portrait d’une maîtresse ancienne.
La plus et mieux aimée, une vénitienne,
Qu’en sa gondole un soir, sur le Canaleio,
Un bravo poignarda. - Le mari de la belle
Avait monté ce coup, la sachant infidèle
- C’est un roman entier que cette histoire-là.
Albertus vint au corps, leva l’étoffe noire,
Ébaucha ce portrait qu’il finit de mémoire,
Et puis jamais n’en reparla.

L???

Seulement quand ses yeux rencontraient cette toile,
Qu’aux regards étrangers cachait un épais voile,
Une larme furtive essuyée aussitôt
S’y formait ; un soupir du fond de sa poitrine
S’exhalait sourdement et gonflait sa narine.
Il fronçait les sourcils, mais il ne disait mot.
— À Venise, un Anglais osa faire des offres :
Pour avoir ce chef-d’œuvre il eût vidé ses coffres ;
Mais c’était profaner — il santo Ritratto, —
Et comme obstinément il grossissait la somme,
Albertus furieux voulut noyer son homme
En bas du pont de Rialto.


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