10 avril 1981
Françaises, Français,
Belges, Belges,
Monsieur le président mon chien,
Troublante et pulpeuse soprane du barreau,
Monsieur le jovial roucouleur pyrénéen,
Pouf pouf, roucouleur grec,
Mesdames et messieurs les jurés,
Public chéri, mon amour.
Que la cour, en son infinie bonté, veuille bien me pardonner ma plume, de plomb, et ma gueule, de bois. Vous avez devant vous, mesdames et messieurs les jurés, un homme en plein lendemain qui déchante. J'étais hier soir l'invité d'honneur d'une folle soirée dansante, certes, mais surtout buvante, qui se déroulait dans les locaux de la police judiciaire, salle des Innocents perdus, c'est une salle immense. C'était le premier festival annuel de la bavure. Qu'est-ce qu'on a rigolé ! Le ministre de l'Intérieur en personne était là. C'est lui qui a remis « le bavoir d'or 1981 » à l'inspecteur Bonniche, celui-là même qui arrêta Pierrot-le- Mou chez Régine et Pierrot-le-Dur chez Raquel Welch. A lui seul, l'inspecteur Bonniche a réussi à tuer cette année six enfants et deux chats lors de l'arrestation manquée de l'assassin de la pleine lune.
L'assassin de la pleine lune appelé ainsi pour... des raisons que la morale réprouve, et qui est recherché depuis six mois par toutes les polices pour le double meurtre de la chèvre de monsieur Seguin. Mais, direz- vous, monsieur le président, vous qui êtes nul mais clairvoyant, comment cet imbécile peut-il parler de double meurtre alors qu'il n'y a qu'une seule chèvre ? Je ne me trouble pas, monsieur le président. Je réponds : n'est-ce point-là la preuve flagrante que j'ai bien la gueule de bois ? « Occire six enfants et deux chats pour rater l'assassin d'une chèvre, aucune bête au monde ne l'aurait fait », a déclaré le ministre sous les applaudissements nourris des cinq cents plus belles peaux de vache de France. Les plus grands noms de la police étaient là : l'inspecteur Bing, de la brigade anti- bang, le commissaire Boum, de la brigade anti-gong, le brigadier-chef Lepetit, dit La Rousse illustrée à cause de ses nombreuses traces de vérole. L'inspecteur Edmond Cu, c'est du poulet, le commissaire Le Foc, de la brigade des morses, sans oublier l'ex-commissaire Bourrel, complètement Bourrel, qui continue de tirer au 11.43 malgré sa maladie de Parkinson, et qui va sur ses 103 ans sans lâcher ni sa pipe ni sa foi dans le métier puisqu'il est toujours sur la piste de Jacques Mesrine.
À l'issue du banquet, le commissaire Froussard a pris la parole pour fustiger publiquement les détracteurs de notre police, concluant avec un brio littéraire inattendu chez un homme d'action plus prompt à dégainer son flingue qu'à tirer son coup, tôt. Pouf pouf! Le commissaire Froussard a fustigé les détracteurs de la police puis, insistant sur le droit de la police à la bavure, il conclut sous les vivats : « On nous dit "Mort aux vaches" mais quand les vaches ont la fièvre aphteuse, on ne leur reproche pas de baver. Vive la bavure ! »
Cérémonie touchante, donc, mais moins touchante tout de même que ces retrouvailles avec Luis Mariani. Georges Gai-Taré, Georges Gai-Paris, pardon. Excusez-moi. J'ai toujours confondu Guétary et Mariano. Normal, il y en a un qui est grec et l'autre qui n'était pas grec mais... enfin bon. Au fait, qu'est-ce qu'il devient Mariano ? Mais relisons plutôt ces très belles pages des souvenirs de Maurice Genevoix, dans son livre inoubliable, Ma Sologne, c'est pas de la merde : « Georges Guétary, c'est toute mon enfance. Je me rappelle encore, c'était avant les événements [il fait allusion à Sarajevo]. Dans la vieille cuisine basse aux murs noircis de fumée, grand-père bourrait sa pipe de bruyère au coin de l'âtre. Sur la toile cirée usée jusqu'à la trame, grand-mère avait posé le seau de fonte où moussait encore le lait de Normandie de la Noiraude. »
C'était l'heure douce et crépusculaire où, dans chaque ferme, les paysans bourrus et grumeleux s'apprêtaient à confectionner la spécialité solognote la plus recherchée des fins gourmets, j'ai nommé le yaourt bulgare, avec des vrais morceaux de braconnier entiers dedans. "Oh, le père, c'est l'heure du yaourt", disait ma grand-mère.
Alors grand-père se levait doucement, essuyait ses nœuds... ses doigts noueux comme des nœuds sur le pantalon de velours sombre qui en avait tant vu, sortait les petits pots de grès de l'armoire de chêne, les disposait sur la table, les remplissait du bon lait de la Noiraude et tournait la manivelle du vieux gramophone sur la commode : alors la voix de Georges Guétary s'élevait vers Dieu comme un gargouillis pathétique de sanitaire libéré. Aussitôt, Pataud, notre vieux chien rhumatisant, se jetait par la fenêtre en hurlant, tandis que notre chat Fifï plongeait dans le feu plutôt que d'entendre la suite. Seule grand-mère restait impassible. Elle s'était défoncé les tympans au tisonnier une fois pour toutes, la première fois qu'elle avait entendu La Route fleurie. Avant même le premier refrain, les yaourts s'étaient faits tout seuls ! Il ne restait plus qu'à boucher les pots et à recoller le papier peint.
Et l'auteur de Raboliot, qui, grâce à Jacques Chancel, est devenu peu avant sa mort presque aussi connu que Maître Capello, conclut sur cette note optimiste : « Quand on a entendu, ne serait-ce qu'une seule fois dans sa vie, la voix de Georges Guétary s'élever au- dessus des brumes de la plaine solognote, on comprend pourquoi les Russes n'ont jamais osé envahir la Sologne ! »
Merci à toi, Georges Guétary, merci à toi le Zorba du glouglou, toi dont l'organe aux accents troublants, repris de bouche en bouche par des millions de boudins transis, a plus fait pour l'extension de l'opérette en France que monsieur Latex pour l'extension de la capote outre-Manche. Georges Guétary, mesdames et messieurs les jurés, a mérité votre clémence. J'en demande pardon par avance à votre avocate pulpeuse et troublante, à qui, j'ôte le sein de la douche... le pain de la bouche, mais, je le répète, soyons cléments avec Georges Guétary. Pourquoi ? Pour deux raisons :
La première raison, c'est qu'à l'heure où je vous parle il ne dit rien. Et, comme le disait si judicieusement le général de Gaulle après avoir assisté à la millième du Chanteur de Mexico au Châtelet : « Un chanteur d'opérette qui ferme sa gueule ne peut pas tout à fait être mauvais. »
La deuxième raison c'est que Georges Guétary aura été l'un des rares artistes français à exporter le génie musical de notre pays au-delà de nos frontières, jusqu'en Yougoslavie, où, je le lis dans le dossier de l'instruction, il reçut deux chèvres du directeur de l'opéra (en fait, c'était une chèvre pour lui et un bouc pour Mariano) pour sa prestation géniale dans Le Baron tzigane.
Ce que Georges Guétary n'avoue pas, à cause de sa grande modestie, c'est que c'est le maréchal Tito en personne qui lui a remis ces deux chèvres, pour le remercier en outre d'avoir composé l'hymne national yougoslave, le célèbre Tito est partout (le Maréchal nous voilà des Yougoslaves) (chantant) : « Tito Tito par-ci, Tito Tito par-là. »
Georges Guétary : Notre dernier chanteur d'opérette. « Vraiment le dernier?» Oui. « Ouf... »
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