Les Fièvres
Emile Verhaeren
paroles Emile Verhaeren Les Fièvres

Emile Verhaeren - Les Fièvres Lyrics

La plaine, au loin, est uniforme et morne
Et l’étendue est veule et grise
Et Novembre qui se précise
Bat l’infini, d’une aile grise.

De village en village, un vent moisi
Appose aux champs sa flétrissure ;
L’air est moite ; le sol, ainsi
Que pourriture et bouffissure.

Sous leurs torchis qui se lézardent,
Les chaumières, là-bas, regardent
Comme des bêtes qui ont peur,
Et seuls les grands oiseaux d’espace
Jettent sur les chaumes et leur frayeur,
Le cri des angoisses qui passent.

L’heure est venue où les soirs mous
Pèsent sur les terres envenimées
Où les marais visqueux et blancs,
Dans leurs remous,
À longs bras lents.
Brassent les fièvres empoisonnées.

Sur les étangs en plates-bandes
Les fleurs, comme des glandes,
Et les mousses comme des viandes,
S’étendent.

Bosses et creux et stigmates d’ulcères,
Quelques saules bordent les anses,
Où des flottilles de viscères,
À la surface, se balancent,
Parfois, comme un hoquet,
Un flot pâteux mine la rive
Et la glaise, comme un paquet,
Tombe dans l’eau de bile et de salive.

L’étang s’apaise, qui remuait ses rides,
Les crapauds noirs, à fleur de boue,
Gonflent leur peau et leur gadoue.
Et la lune monstrueuse préside :
Telle l’hostie
De l’inertie.

De la vase profonde et jaune
D’où s’érigent, longues d’une aune,
Les herbes d’eaux et les roseaux,
Des brouillards lents comme des traînes,
Déplient leur flottement, parmi les draines ;
On les peut suivre, à travers champs,
Vers les chaumes et les murs blancs ;
Leurs fils subtils de pestilence
Tissent la robe de silence,
Gaze verte, tuile blême,
Avec laquelle, au loin, la fièvre se promène.

La fièvre,
Elle est celle qui marche,
Sournoisement, courbée en arche,
Et personne n’entend son pas.
Si la poterne des fermes ne s’ouvre pas,
Si la fenêtre est close,
Elle pénètre quand même et se repose,
Sur la chaise des vieux que les ans ploient,
Dans les berceaux où les petits larmoient
Et quelquefois elle se couche
Aux lits profonds où l’on fait souche.
Avec ses vieilles mains dans l’âtre encor rougeâtre,
Elle attise les maladies
Non éteintes, quoique engourdies ;
Elle se mêle au pain qu’on mange
À l’eau morne changée en fange ;
Elle monte jusqu’aux greniers,
Dort dans les sacs et les paniers
Et, comme une impalpable cendre,
Sans rien voir, on sent d’elle la mort descendre.
Inutiles, vœux et pèlerinages
Et seins où l’on abrite les petits
Et bras en croix vers les images
Des bons anges et des vieux Christs.
Le mal have s’est installé dans la demeure.
Il vient, chaque vesprée, à tel moment
Déchiqueter la plainte et le tourment,
Au régulier tic-tac de l’heure ;
Les mendiants n’arrivent plus souvent
À la porte ni à l’auvent
Prier qu’on les gare du froid,
Les moineaux francs quittent le toit,
Et l’horloge surgit déjà
Celle, debout, qui sonnera,
Après la voix éteinte et la raison finie,
L’agonie.

En attendant, les mois se passent à languir.
Les malades rapetissés
Leurs habits lourds, leurs bras cassés,
Avec, en main, leurs chapelets,
Quittant leur lit, s’y recouchant,
Fuyant la mort et la cherchant,
Bégaient et vacillent leurs plaintes,
Pauvres lumières, presque éteintes.

Ils se traînent de chaumière en chaumière
Et d’âtre en âtre,
Se voir et doucement s’apitoyer
Sur la dîme d’hommes qu’il faut payer,
Atrocement à leur terre marâtre ;
Des silences profonds coupent les litanies
De leurs misères infinies ;
Et, longuement, parfois, ils se regardent
Au jour douteux de la fenêtre,
Et longuement, avec des pleurs,
Comme s’ils voulaient se reconnaître
Lorsque leurs yeux seront ailleurs.

Ils se sentent de trop autour des tables
Où l’on mange rapidement
Un repas pauvre et lamentable ;
Leur cœur se serre atrocement,
On les isole et les bêtes les flairent
Et les jurons et les colères
Volent autour de leur tourment.

Aussi, lorsque la nuit, ne dormant pas,
Ils s’agitent entre leurs draps,
Songeant qu’aux alentours, de village en village,
Les brouillards blancs sont en voyage,
Voudraient-ils ouvrir la porte
Pour que d’un coup la fièvre les emporte,
Vers les étangs en plates-bandes
Où les plantes comme des glandes
Et les mousses comme des viandes
S’étendent,
Où s’écoute, comme un hoquet,
Va flot pâteux minant la rive
Où leur corps mort, comme un paquet,
Choirait dans l’eau de bile et de salive.

Mais la lune, là-bas, préside,
Telle l’hostie
De l’inertie.


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