Nuit du 28 au 29. Grande Semaine.
Petrus BOREL

Poème Nuit du 28 au 29. Grande Semaine.

Qu’est-ce ? un roi qui s’éteint, un empire qui tombe ?
Un poids plus ou moins lourd qu’on jette dans la tombe…
GÉRARD.

Les grands ne nous semblent grands
que parce que nous sommes à genoux.
Eugène SCRIBE.

I

Lune, témoin de tant de gloire,
As-tu marqué dans ta mémoire
Jamais une plus sainte nuit ?
Sur unies plus silencieuses,
Sur cités plus majestueuses,
Jamais ton regard a-t-il lui !

Non jamais, Sagonte nouvelle,
Paris n’eut angoisse plus belle ;

Paris n’eut citoyens plus beaux,
Tous agissants comme des ombres,
Muets, dans de sanglants décombres,
Sanglants, fossoyant des tombeaux.

Pas une lueur, pas un cierge,
Plus sombre qu’une forêt vierge
Paris est un affreux chaos,
Où, lorsqu’un de tes rayons glisse,
Il éclaire un mur, une lice,
Rouges du sang de ses héros ;

Ou caresse un cadavre hâve,
Au crâne entrouvert, à l’œil cave,
Broyé sous un flot de pavés,
Nu ; les dépouilles des infâmes
Sont promenés en oriflammes
Au haut des sabres abreuvés.

Puis, parfois, ce profond silence,
Heurté, rompu par une lance,
Des haches, des poignards croisés,
Par le cri de la sentinelle,
Ou par la fuite d’un rebelle
A travers les casques brisés.

Puis, parfois, de l’artillerie
La foudre ; la mousqueterie,
Les longs hourras du fantassin ;
Cris de mort, blasphèmes, alarmes,
Pleurs, râlement, appel aux armes,
Se découpant sur le tocsin.

II

Partout, pères conscrits et Vieux de la Montagne,
Enfants nés sous le joug, rose tille, compagnes,
Or et haillon, unis pour un commun effort,
La fatigue, l’espoir semant des barricades.
Voyez, sur ces balcons, marcher des estocades,
Car chaque maison est un fort,
Chaque meuble, une arme guerrière,
Chaque porte, une meurtrière,
Et chaque toit, un arsenal.
Paris, pour la race qui prie
Et poignarde, dans sa furie
N’est plus qu’un cratère infernal.

III

Voyez-vous cette enfant que mal d’amour tourmente ?
Elle tresse un ruban pour lui ; joyeuse amante !

Comptant sur son retour elle écoute des pas. —
Puisse tu paix demain n’être pas disparue !
Ignore encor longtemps qu’au détour de la rue
Ton amant râle le trépas.

IV

Quelle est cette niasse noirâtre
Où toute rumeur vient s’abattre,
Manoir sans feux et sans valets,
Sans plaisirs aux couches désertes,
Sans gardes jetant des alertes ? —
De nos tyrans c’est le palais.

Ce roi, vieux débauché qu’une madone incline,
A déserté nos murs pour Saint-Cloud la colline,
Complice de sa joie ; et là, Néron caduc,
Il a, sur la terrasse, apporté sa litière,
Pour contempler des siens la boucherie entière
Qu’il vient d’ordonner à son duc.

Content de ton œuvre hardie,
Savoure bien cet incendie :
Va, rien ne manque à ton festin ;
Entends les clameurs de la mère
Appelant, d’une voix amère,
Ces fils moissonnés par l’airain !

Enfin pâlit la nuit, et l’aube va renaître ;
Accourez tous, varlets, pages, votre vieux maître
Veut prolonger encor sa volupté de sang ;
Vos trompes et vos chiens, vos destriers de chasse ;
Allons, que dans son poing son lourd couteau s’enchâsse,
Et s’abreuve dans quelque flanc ?


V

Le peuple, après telle journée,
Ignore encor sa destinée
Et le sort qui l’attend demain,
Qui des deux sera le rebelle,
Et si la liberté fidèle
Viendra s’abattre en son chemin.

Là, comme un patient que ronge la souffrance,
Dans sa brûlante fièvre il évoque la France,
Lafayette, un Brutus,
Puis il compte ses bras, ses bourreaux ; puis encore
Il retombe assoupi sans remarquer l’aurore ;
Mais lorsqu’il releva ses regards abattus,
Le soleil était tricolore !


4 août 1830.