Le Vieux capitaine
Petrus BOREL

Poème Le Vieux capitaine

À E. D***, peintre.


Mais enfin le matelot crie :
Terre ! terre ! là-bas, voyez !…
Béranger.

I

Jean, mon vieux matelot, nous touchons : France ! France !
Cet air, de nos longs cours, emporte la souffrance.
Jean, serait-ce une erreur ?
Vois-tu, dans la vapeur qui nous cache la grève,
Vois-tu là-bas flotter ? … Non, ce n’est point un rêve :
Il vit, notre Empereur !

Jean, embrasse-moi donc !… Tu ris et tu m’assures
Par tes gros pleurs joyeux, serre moins mes blessures ;
Sens-tu battre ce cœur ?

Heureux ! le serviteur à qui Dieu peut permettre,
Après quinze ans d’exil, de revoir son vieux maître :
Il vit, notre Empereur !

Jean, que simple on était de croire à cette perte :
J’étais bien sûr qu’enfin, de son île déserte,
Loin des rois la terreur !
Un jour il reviendrait debout, la lame nue,
Éveiller ses Français avec sa voix connue :
Il vit, notre Empereur !

Jean, que simple on était de croire que cet homme
Qui se sacra lui-même avec la main de Rome,
Et qui s’assit, vainqueur,
Déjouant le poignard, riant aux anarchies,
Sur le trône détruit des vieilles monarchies : —
II vit, notre Empereur !

Jean, que simple on était ! croire que l’homme austère
Qui d’un geste, dix ans, a foudroyé la terre,
Mourrait comme un pasteur ;
N’entend-on pas le brick qui s’entr’ouvre et qui lutte,
Ou le cri du rocher qui s’écrase en sa chute ?…
Il vit, notre Empereur !

Jean, comme nous un jour, s’il doit quitter ce monde,
Le globe sentira la secousse profonde,

Jetant une clameur :
Comme à la mort du Christ, prodiges sans exemple,
Déchireront la terre et le voile du Temple !
Il vit, notre Empereur !

Jean, cargue le pennon, pavillon qu’on abhorre,
Attachons à ces mâts ce flottant météore
Qu’envoie un ciel vengeur !
A sa vue, ébloui, l’ossifrague s’arrête ;
Et la vague en respect semble incliner sa tête :
Il vit, notre Empereur !…

Jean, tout comme un obus mon cœur en joie éclate.
Qu’il est beau, comme il flotte, azur ! blanc ! écarlate !
Le drapeau rédempteur,
Qui de son long tissu, mortuaire enveloppe,
Emmaillota les rois, emmantela l’Europe !
Il vit, notre Empereur !…

Jean, cours aux canonnière, dis-leur que la patrie
A secoué le joug, que notre artillerie
Doit tonner ce bonheur !
Que tribord et bâbord lancent vingt fois leur foudre !
Dieu ! que de patients ce jour-là doit absoudre !…
Il vit, notre Empereur !

II

Jean, quel est donc ce cri que, là-bas sur la plage,
La foule a cent fois répété ?
Est-ce Napoléon ? — Non, dans ces cris de rage,
Je n’entends rien que : Liberté. —
Cependant, couronnant le chef du la bannière,
C’est bien un aigle que je vois ?
Oui ! l’aigle impérial enserrant le tonnerre !…
— Pardon, mon commandant, c’est le vieux coq gaulois !

A ces mots, sur le pont, on voit le capitaine
Pâlir et reculer ;
Et les deux vétérans, la mine moins hautaine,
Se regardent sans se parler.
Plus surpris et défaits que dans la nuit fatale,
Et, dans son fol enivrement,
Une fille qui croit accoler son amant,
Et qui baise nu front, sa rivale.