Gloria victis
Louis Ménard

Poème Gloria victis

(Ces vers sont tirés du Prologue d'une Révolution, ouvrage où j'ai raconté les fusillades de prisonniers en juin 1848. J'avais fait une enquête sur ces exécutions sommaires, que j'appelais des assassinats, car je ne connaissais pas encore les euphémismes de notre langue. J'ai été condamné pour avoir dit ce que tout le monde savait et dont personne n'osait parler, mais les faits dont le tribunal m'a défendu de fournir la preuve sont maintenant acquis à l'histoire. Je n'ai pas à me plaindre de cette condamnation, qui m'a fait renoncer à l'étude de notre époque pour m'occuper des Grecs, nos maîtres et nos modèles en politique et en morale comme en littérature et en art.)

Puisque vos ennemis couronnent d'immortelle
Le cercueil triomphal où reposent leurs morts,
Pendant que, sans honneurs, entassés pêle-mêle,
Dans la fosse commune on va jeter vos corps ;

Recevez le tribut de nos larmes muettes,
Frères, nous suivrons seuls vos restes vénérés,
Et nous visiterons, pendant les nuits discrètes,
Le coin du cimetière où vous reposerez.

Mais non : derrière vous nous marcherons sans larmes,
Car vous êtes tombés pendant les saints combats,
L'espérance dans l'âme et la main sur vos armes ;
Nous qui vous survivons, nous ne vous pleurons pas.

O frères, lorsqu'il faut que la Liberté meure,
Heureux ceux qui vont la retrouver dans la mort !
La part qui vous est faite, hélas ! est la meilleure,
Et c'est à vous, sans doute, a pleurer notre sort.

Martyrs, dormez en paix : votre cause était sainte !
Et vos noms blasphémés, qu'on veut enfin ternir,
Après les jours de haine affronteront sans crainte
Le calme jugement d'un plus juste avenir.

Vous avez supporté, depuis votre victoire,
Bien des nuits d'agonie et bien des mornes jours,
Confiants, résignés, et ne voulant pas croire
Que vos élus aussi vous trahiraient toujours.

Chacun de vous trouvait, en rentrant dans son bouge,
Pour hôtes obstinés la misère et la faim
Jusqu'au jour où l'on vit flotter le drapeau rouge
Où vous aviez écrit : Du travail et du pain !

Mais vos maîtres, devant les saintes barricades,
Au testament sinistre inscrit sur vos drapeaux,
Répondaient, à travers les longues fusillades :
L'ordre de Varsovie et la paix des tombeaux.

Et vous tombiez, les uns sur le pavé des rues,
Sous le fer et le plomb, moins cruels que la faim,
Les autres, désarmés, le long des avenues,
Sur le sable sanglant de l'abattoir humain.

Ah ! du moins, vous n'avez pas vu sous la mitraille
Vos femmes et vos soeurs s'élancer pour mourir ;
Aux yeux fermés pendant la dernière bataille.
La bienfaisante mort dérobe l'avenir.

O plus heureux que nous ! vous ne pouvez entendre
La calomnie hurlant autour de vos tombeaux,
Sans qu'il se lève un seul ami pour vous défendre
Et rejeter l'injure au front de vos bourreaux.

Vous quittez avant nous une terre maudite
Où Dieu même est toujours du parti du plus fort,
Où le pauvre est esclave, où sa race est proscrite,
Où la faim n'eût jamais qu'un remède, la mort.

Lorsque vous nous tendiez, au plus fondes batailles,
Votre arme vengeresse échappée à vos bras,
Nous vous avions promis de justes représailles,
Et nos bras enchaînés ne vous vengeront pas.

Vous ignoriez le sort qu'ils gardaient à vos frères,
L'ivresse des vainqueurs, leurs rires insultants,
Et la sanglante orgie, et les froides colères ;
Frères, dormez en paix : vous êtes morts à temps.

1848