Chant pour Yacine Mbaye
Léopold Sedar Senghor

Poème Chant pour Yacine Mbaye

I

Mbaye toi aussi Mbaye, si je t’ai choisie Mbaye,
c’est pour ta beauté vraie
Pour ta peau de bronze huilé, pour ta peau de
sombre acajou.
Je parle de l’accord, et que rien n’y soit défaut
Rien pour sur excès. Je t’ai élue pour ton visage
d’orient aux deux étoiles de diamant
Pour ton visage tatoué de deux traits droits, aux
commissures là des yeux amandes
Paré de nattes haut plaquées, guirlande de
lumière noire autour de ton visage
Et la queue de tresses flotte mobile, flottant au
vent frais de la nuque.
je chante la beauté et je module la mesure
Mesure la courbe tes courbes : la proue prouesse
de la poitrine, la fuite
Souple gracieuse des reins. Si je te chante, c’est
pour l’épreuve et difficile.
C’est difficile d’être souriante au bout du stade
Ma gazelle penchée des sables, si belle dans
l’angoisse et belle dans ton attente.

II

Tu es partie doucement, en troisième position.
Tu as remonté aux quatre cents mètres, te
décollant de Koumba-amul-Ndèye t’abritant dans la foulée de
Ndèye Diassik, la mauvaise au long cours, toute
de blanc vêtue comme la Mort, toute de *
muscles de tendons tendue
Dans sa solitude orgueilleuse. Et son club a craché au loin.
Tu déploies les couleurs du Continent : le maillot
blanc rayé de rouge vertical
Et la culotte noire, qui garde le ventre la force
de l’Afrique.
Or Ndèye Diassik se retourne, décoche son
regard oblique et lâche la bride à sa fougue.
Sa première victime est foudroyée, qui roule
soudain comme boule un lièvre
Assommé net. Après les huit cents mètres, à la
sortie du virage Est, le soleil dorant l’auréole
de ses nattes
Yacine monte à l’épaule de Ndèye Sans un regard
un seul à gauche, elle redresse le buste
NDEISSANE !
Royale ma Linguère, souriante comme Néfertiti.
Linguère, je dis noblesse n’est pas dans le
ventre : elle naît de l’accord
Noblesse dans la patience et noblesse dans le
courage, dans le coeur dans le foie dans la foi
Noblesse, dans ton buste qui se dresse angle
droit, et tes jambes sont des bielles bien
huilées
Le svastika dans son élan, qu’aime le Dieu bleu
noir.

III
Yacine monte à l’épaule de sa rivale.
D’un brusque coup de reins, Ndèye accélère la
cadence.
Elle a coupé l’espoir à une fille au maillot bleu
Qui s’écroule sur la pelouse. On l’emporte
comme une morte.
Mais Yacine donne à son souffle, à sa foulée la longueur juste
La rythmant l’arythmant comme le tétramère, qu’informent les tam-tams de vie
Buvant l’oxygène vert, comme une boisson
tonique
Quand c’est déjà la cloche de l’angoisse, la
clameur de l’espoir.
Yacine est remontée à la hauteur de Ndèye,
si noire dans son maillot blanc
D’un nouvel oeil gris-gris d’un nouveau coup,
Diassik coupe les jarrets de Koumba
Qui les bras ballants s’affale baveuse. Or
Linguère avait pressenti.
Elle forlance la meute en avant de ses forces
dernières
Impérieuse. Et le stade est debout, clamant
acclamant le nom de sa reine
Et les pelouses sont fleuries de pagnes
parfumés, de coiffures joyeuses
Et la voila déroulant sur la frise ses longues
jambes harmonieuses
Et la voici à vingt-et-un mètres de la raie
claire, et lancée sur la crête de la
strophe.
Et tu tombes Linguère, et tu tombes parfaite,
dans mes deux bras de père