Tout se tait maintenant dans la ville. Les rues
Ne retentissent plus sous les lourds tombereaux.
Le gain du jour compté, victimes et bourreaux
S’endorment en rêvant aux richesses accrues ;
Plus de lampe qui luise à travers les carreaux.
Tous dorment en rêvant aux richesses lointaines.
On n’entend plus tinter le métal des comptoirs ;
Parfois, dans le silence, un pas sur les trottoirs
Sonne, et se perd au sein des rumeurs incertaines.
Tout est désert : marchés, théâtres, abattoirs.
Tout bruit se perd au fond d’une rumeur qui roule.
Seul, aux abords vivants des gares, par moment,
Hurle en déchirant l’air un aigu sifflement.
La nuit règne. Son ombre étreint comme une foule.
— Oh ! Ces millions d’yeux sous le noir firmament.
La nuit règne. Son ombre étreint comme un mystère ;
Sous les cieux déployant son crêpe avec lenteur,
Elle éteint le sanglot de l’éternel labeur ;
Elle incline et remplit le front du solitaire ;
Et la vierge qui dort la laisse ouvrir son cœur.
Voici l’heure où le front du poète s’incline ;
Où, comme un tourbillon d’abeilles, par milliers
Volent autour de lui les rêves réveillés
Dont l’essaim bourdonnant quelquefois s’illumine ;
Où dans l’air il surprend des frissons singuliers.
L’insaisissable essaim des rêves qui bourdonne
L’entoure ; et dans son âme où l’angoisse descend
S’agite et s’enfle, avec un reflux incessant,
La houle des désirs que l’espoir abandonne :
Amour, foi, liberté, mal toujours renaissant.
Comme une houle épaisse où fermente la haine
De la vie, en son cœur plus caché qu’un cercueil,
S’élève et vient mourir contre un sinistre écueil
L’incurable dégoût de la clameur humaine
Dont la nuit au néant traîne le vain orgueil