Le rosaire des cloches
Charles Guérin

Poème Le rosaire des cloches

Les cloches dans leurs tours égrènent un rosaire
Mélancolique, par l'air d'une nuit d'été.
Or j'ai bu le poison aux yeux de la Beauté,
Et j'ai peine à ne pas crier sous ma misère.

Ô lourd ciboire où le damné se désaltère !
Ô coupe d’or sanglant où dort l’eau du Léthé !…
Les cloches dans leurs tours égrènent un rosaire
Mélancolique, par l’air d’une nuit d’été.

Dans le fleuve qui roule au pied du quai, l’eau claire
Semble me dire : » Ô pauvre homme déshérité,
Viens, tu seras heureux dans ton éternité. »
Mais les cloches là-bas tristement en colère,
Les cloches dans leurs tours égrènent un rosaire.

II

Je devrais l’écouter, l’eau claire, cependant,
L’eau claire, paradis de l’immuable Rêve,
Où l’amour avec les sirènes de la grève
Met le calme éternel au fond du coeur ardent ;

Et j’en pourrais chasser le souvenir mordant
De la Vie – autrefois – qui fut mauvaise et brève.
Je devrais l’écouter, l’eau claire, cependant,
L’eau claire, paradis de l’immuable Rêve.

Je suis resté debout sur le seuil, regardant
Mon Soleil se coucher ; je sentais fuir la sève
Par ma blessure ouverte et s’écouler sans trêve ;
Et ce jourd’huy que l’Astre est mort à l’Occident,
Je devrais l’écouter, l’eau claire, cependant.

III

Sans plaintes j’ai gravi de douloureux calvaires,
Car ici-bas il n’est pas de mal éternel,
Car j’oubliais la Terre et je pensais au Ciel,
En me courbant le long de ces chemins sévères ;

Et j’ai pu quelquefois cueillir des primevères
Dans le sable à côté des ronces. – Solennel,
Sans plaintes j’ai gravi de douloureux calvaires
Car ici-bas il n’est pas de mal éternel.

Mais ,j’ai goûté vraiment aux tristesses amères,
Le jour où, défaillant au gibet criminel,
La Femme m’a tendu l’éponge avec le fiel ;
Et depuis, refoulant de terribles colères,
Sans plaintes j’ai gravi de douloureux calvaires.

IV

Ô Femme, ange mauvais, si tu m’entendais rire
Aux portes du Néant, rire en te maudissant,
Tu sentirais en toi se figer tout ton sang
Et flamber ton cerveau sous le fouet du délire.

Par l’Enfer où je vais, n’essaie pas de lire
Dans mon âme, livre de haine éblouissant…
Ô Femme, ange mauvais, si tu m’entendais rire
Aux portes du Néant, rire en te maudissant.

A l’heure de briser mon génie et ma lyre,
Devant l’oeuvre fatal, je recule impuissant,
Et doublement damné, plein d’un spectre effrayant,
Je mêle dans la mort le blasphème au martyre.
Ô Femme, ange mauvais, si tu m’entendais rire.

V

Il s’est fait tendre et doux, le rosaire des cloches,
Et mon coeur ulcéré comprend ce qu’il me dit,
De la voix calme du séraphin au maudit,
Voix calme qui s’emplit sourdement de reproches.

Un long frémissement court dans les arbres proches,
Et, comme un pardon lent qui jamais ne finit,
Il se fait tendre et doux, le rosaire des cloches,
Et mon coeur ulcéré comprend ce qu’il me dit.

Je pardonne à la Femme, et debout sur les roches
J’écoute ce chant pur, ouaté comme un nid,
Ce chant dont chaque note est sainte et me bénit ;
Plein de pardons confus et de vagues reproches,
Il s’est fait tendre et doux, le rosaire des cloches.

VI

Les cloches dans les tours ont cessé leur rosaire ;
De l’eau claire à pas lents je me suis éloigné.
D’une aurore lointaine et mystique baigné,
Je vois la lueur poindre en mon triste mystère.

Et je renais de mon tombeau moins solitaire,
Car le sang fut fécond que mon coeur a saigné.
Les cloches dans les tours ont cesse leur rosaire ;
De l’eau claire à pas lents je me suis éloigné.

Or la Nuit morne agonise ; l’Aube rose erre
Sur les lèvres du ciel ou les deuils ont régné.
Et voici refleurir ce que j’ai renié,
Et tout chante et tout rit de nouveau sur la terre ;
Les cloches dans les tours ont cessé leur rosaire.