À mon ami Paul L… (LE BIBLIOPHILE JACOB).
Nunc veterum libris…
Horace.
J’aime rimer et j’aime lire aussi.
Lorsqu’à rêver mon front s’est obscurci,
Qu’il est sorti de ma pauvre cervelle,
Deux jours durant, une églogue nouvelle,
Soixante vers ou quatre-vingts au plus,
Et qu’au réveil, lourd encore et l’âme ivre,
Pour près d’un mois je me sens tout perclus,
Ô mes amis, alors je prends un livre.
Non pas un seul, mais dix, mais vingt, mais cent ;
Non les meilleurs, Byron le magnanime,
Le grand Milton ou Dante le puissant ;
Mais tous Anas de naissance anonyme
Semés de traits que je note en passant.
C’est mon bonheur. Sauriez-vous pas, de grâce,
En quel recoin et parmi quel fatras
Il me serait possible d’avoir trace
Du long séjour que fit à Carpentras
Monsieur Malherbe ; ou de quel air Ménage
Chez Sévigné jouait son personnage ?
Monsieur Conrart savait-il le latin
Mieux que Jouy ? consommait-il en plumes
Moins que Suard ? le docteur Gui Patin
Avait-il plus de dix mille volumes ?
Problèmes fins, procès toujours pendants,
Qu’à grand plaisir je retourne et travaille !
Vaut-il pas mieux, quand on est sur les dents,
Plutôt qu’aller rimailler rien qui vaille,
Se faire rat et ronger une maille ?
En cette humeur, s’il me vient sous la main,
Le long des quais, un vélin un peu jaune,
Le titre en rouge et la date en romain,
Au frontispice un saint Jean sur un trône,
Le tout couvert d’un fort blanc parchemin,
Oh ! que ce soit un Ronsard, un Pétrone,
Un A-Kempis, pour moi c’est un trésor,
Que j’ouvre et ferme et que je rouvre encor :
Je rôde autour et du doigt je le touche ;
Au parapet rien qu’à le voir couché,
En plein midi, l’eau me vient à la bouche ;
Et lorsqu’enfin j’ai conclu le marché,
Dans mon armoire il ne prend point la place
Où désormais il dormira caché,
Que je n’en aie au moins lu la préface.
On est au bal ; déjà sur le piano
Dix jolis doigts ont marqué la cadence ;
Sur le parquet déjà la contredanse
Déroule et brise et rejoint son anneau.
Mais tout d’un coup le bon Nodier qui m’aime,
Se souvenant d’avoir, le matin même,
Je ne sais où, découvert un bouquin
Que souligna de son crayon insigne
François Guyet (c’est, je crois, un Lucain),
De l’autre bout du salon m’a fait signe ;
J’y cours, adieu, vierges au cou de cygne !
Et, tout le soir, je lorgne un maroquin.
On l’a bien dit ; un cerveau de poëte,
Après cent vers, a grand besoin de diète,
Et pour ma part j’en sens l’effet heureux.
Quand j’ai huit jours cuvé mon ambroisie,
Las de bouquins et de poudre moisie,
Je reprends goût au nectar généreux.
Pas trop pourtant ; peu de sublime encore ;
L’eau me suffit, qu’un vin léger colore.
Vers ce temps-là l’on me voit au jardin,
Un doigt dans Pope, Addison ou Fontane,
Quitter vingt fois et reprendre soudain,
Comme en buvant son sorbet la sultane ;
Chaulieu m’endort à l’ombre d’un platane ;
Vite au réveil je relis le Mondain.
Je relis tout ; et bouquets à Climène
Et Corilas entretenant Ismène,
Et l’Aminta chantant son inhumaine ;
Mais la Chartreuse est surtout à mon gré ;
Et, mieux refait, la troisième semaine,
Je puis aller jusqu’à Goldsmith et Gray.
Dès lors la Muse a repris sa puissance,
Et mon génie entre en convalescence.
Car si, le soir, sous un jasmin en fleurs,
Édouard en main, je songe à Nathalie,
Et que bientôt un nuage de pleurs
Voile à mes yeux la page que j’oublie ;
Car de Tastu si le luth adoré,
Au bruit d’une eau, sous un saule éploré,
Me fait rêver à la feuille qui tombe,
Et que non loin gémisse une colombe ;
Si sur ma lèvre un murmure sacré,
Comme un doux chant d’abeille qui butine,
Trois fois ramène un vers de Lamartine,
Et qu’en mon cœur une corde ait vibré ;
Oh ! c’en est fait ; après tant de silence
Je veux chanter à mon tour ; je m’élance,
Les yeux au ciel et les ailes au vent,
Et me voilà rimeur comme devant.