À Leconte de Lisle.
I
La forme a des splendeurs où trébuche la foi :
Quelle immortalité vaudra jamais la tienne,
Matière que revêt la beauté souveraine,
Nature à qui sourit une éternelle loi ?
Tout est saint, tout est dieu, tout est vivant en toi !
Quand notre âme se prend à ta grandeur sereine,
L’immobile nous charme et vers lui nous entraîne ;
Et nous sentons, perdus dans un mystique émoi,
Notre sang qui se fige au coeur glacé des marbres,
Ou se fait sève et court sous l’écorce des arbres,
Ou rougit les pavots parmi les blés flottants.
A l’horreur du tombeau l’espérance pardonne,
Et le désir nous prend de la Mort qui nous donne
La gloire de fleurir la robe du Printemps !
II
La Mort revêt d’éclat la Nature éternelle
Et c’est elle qui fait la gloire du Printemps !
Aux germes sous la pierre endormis et latents
Elle garde l’honneur d’une forme nouvelle.
C’est la Vestale assise au temple de Cybèle
Qui veille sans relâche aux feux toujours vivants ;
C’est la grande Nourrice, et ses derniers enfants
Un jour boiront notre âme au bout de sa mamelle.
Oh ! la nouvelle vie et le grand renouveau !
- C’est le monde des fleurs qui jaillit du tombeau ;
- C’est la rose de mai saignant sur la bruyère ;
- C’est l’or que le vent roule aux cimes des moissons ;
- C’est l’odeur des jasmins naissant sous les gazons ;
- C’est la splendeur des lis qui monte de la terre !
III
Ce qui reste des morts après les sépultures
Ne vaut pas qu’on le cherche au secret des tombeaux
Où leur chair se meurtrit et s’effondre en lambeaux
Sous le flagellement des lentes pourritures.
Leur image, vivante en de rares cerveaux,
Y subit, par l’oubli, l’affront des morts futures,
Et s’efface, parmi l’ombre des deuils nouveaux,
Aux mémoires en deuil de leurs progénitures.
Ce qui reste des morts, hélas ! ce n’est rien d’eux,
S’ils gisent tout entiers en leurs débris hideux,
Ou s’ils n’ont que nos vains souvenirs pour revivre.
Et si leur âme, éparse entre les floraisons,
S’exhale tout entière aux cimes des gazons,
Ce qui reste des morts, c’est l’effroi de les suivre.
IV
Sans cesse refoulé, sans cesse jaillissant,
Aux flancs de la Matière entrouvrant des gerçures,
Un flot profond et sourd perle, comme le sang
Que filtrent lentement les vieilles meurtrissures.
C’est la source sacrée où, pas à pas, descend,
Pour y boire en silence et laver ses blessures,
Le troupeau des vivants saignant sous les morsures
Dont le Temps, dur pasteur, les déchire en passant.
C’est la Vie inconnue, éternelle et profonde
Dont vous vivez encore et fécondez le Monde,
O frères que pleurait la pâle humanité !
Car, après l’agonie et les adieux suprêmes,
Ce qui reste de vous est plus grand que vous-mêmes,
O Morts dont l’âme errante emplit l’immensité !
V
Sans pitié ni souci du rêve audacieux
Qui promet au Néant notre âme tout entière,
L’infatigable Écho promène sous les cieux
La plainte de l’Esprit que trahit la Matière.
Sous les sens révoltés, une voix prisonnière
S’accroît et les défie, et leur chant orgueilleux
Traîne, sans l’étouffer, à l’oreille des dieux,
Cet éternel sanglot qui sort de la poussière.
De ruines couverte et de mondes flottants,
La mer de l’Infini gronde aux rives du Temps.
- L’espérance au tombeau descend inassouvie ;
Et la Mort nous étreint entre ses bras jaloux,
Sans briser Cette foi que nous portons en nous,
D’une force d’aimer qui survit à la vie !