Pour considérer pleinement une œuvre artistique il faut systématiquement prendre en compte le contexte. Qu’il s’agisse du contexte historique ou de l’histoire personnelle de l’artiste, ces éléments sont importants voire fondamentaux avant d’apporter un avis sur l’œuvre.
Replaçons donc cet album sorti en 1984 dans son contexte ;
Pour ce qui est de Gainsbourg, artiste tourmenté ayant connu une jeunesse difficile. Entre antisémitisme, 2nd Guerre Mondiale, difficultés financières, familiales, scolaires ou encore moqueries sur son physique, Lucien Ginsburg n’a pas été gâté par la vie.
A ses débuts dans la musique, il est rongé par le trac sur scène. Moqué par les observateurs il a poursuivi son œuvre malgré tout.
Serge Gainsbourg aime également jouer avec des références littéraires, comme Verlaine ou Rimbaud et recycler des thèmes de musique classique.
Cependant, il considère la chanson et son art de manière générale comme un art mineur, puisque ne nécessitant, contrairement à la peinture ou la sculpture par exemple ; aucune initiation pour être maitrisée et apprécié.
Il n’en reste pas moins un véritable mélomane, portant une réelle attention à ses textes, parsemant ces derniers de rimes riches, de jeux de mots, et autres figures de style toujours très poétiques.
Gainsbourg rencontre par la suite un franc succès au cours des années 70.
Artiste engagé et provocateur, on ne compte plus ses sorties hors de toute bonne conduite selon les codes sociétaux qui nous régissent en 2021. En effet, n’ayant pas sa langue dans sa poche, celui qui était un jeune artiste timide s’impose comme un homme de caractère avec le temps et la célébrité.
Il rencontre certains gros succès tels que la réussite à l’international du morceau Je T’aime Moi Non Plus chanté pour Jane Birkin malgré la censure forte qu’il essuie déjà pour ses propos jugés trop extrêmes.
On retiendra un évènement particulier quelques années avant la sortie de Love On The Beat ;
En 1979, il sort son nouvel album Aux armes et cætera, enregistré en Jamaïque avec notamment les choristes de Bob Marley.
L’album contient un morceau qui suscitera la plus grande agitation. En effet, La Marseillaise est reprise sous forme de reggae, de nombreuses personnes s’offusquent de ce qu’ils considèrent comme une provocation.
Cet évènement vient marquer un clivage politique et idéologique dépassant les goûts musicaux de chacun au sujet de Serge Gainsbourg. Celui-ci se verra insulté, moqué et victime d’antisémitisme notamment. Ce dernier répondra à sa manière « On n'a pas le con d'être aussi Droit ».
On arrive donc au début des années 80, le monde porte alors un regard peu moderne sur des questions comme l’homosexualité, l’identité de genre ou les pratiques épicuriennes liées au milieu de la nuit.
De son côté, Gainsbourg est profondément atteint et blessé par toute cette haine dont il est victime, se sentant artiste incompris, il se réfugie dans la vie des milieux de la nuit, consommant encore plus d'alcool et de tabac et délaissant la vie de famille.
Plus le temps passe, plus « Gainsbarre » succède à Gainsbourg, avec une multitude d'apparitions télévisées plus ou moins alcoolisées.
Cet alter-égo va désormais lui coller à la peau et il en jouera en multipliant les provocations, il renforce son image de poète maudit, mal rasé, apparaissant souvent en jean usé, le visage de plus en plus marqué et toujours une cigarette à la bouche.
En 1980, après plus de dix ans de vie commune avec sa muse et compagne, Jane Birkin, ils se séparent. La chanteuse admettra plus tard en interview ; « J'avais beaucoup aimé Gainsbourg, mais j'avais peur de Gainsbarre »
C’est de cette période sombre que nait, en 1984 l’album Love On The Beat. Sur la pochette du projet, on voit Gainsbourg travesti en femme, le ton provocateur est donné autour des questions sur la sexualité et sur le fait qu’on assiste à une transition artistique avec cet album.
Exilé aux Etats Unis, le chanteur a souhaité réaliser un projet brut, authentique, provocateur tout en se réinventant sur l’identité musicale et les sonorités utilisés très en phase avec son époque.
Love On The Beat vient étoffer son registre après ses errances jamaïcaines, basculant dans un funk moderne, aux tons de Pop. Le résultat est un mélange détonnant de basses lourdes et enrobées, de synthés et de saxophones.
Souvent accompagnés de chœurs gospels tour à tour léger et plus inquiétants, Gainsbourg incarne ses propres perversités et déviances sexuelles sur des textes tantôt très crûs, tantôt subtils et extrêmement bien amenés.
« J'aime assez tes miaou miaou
Griffes dehors moi dents dedans
Ta nuque voir de ton joli cou
Comme un rubis perler le sang » Serge Gainsbourg – Love On The Beat
On se verra déconcertés par le premier titre du projet ou l’on y entend des enregistrements d’orgasmes de sa compagne Bambou rythmer l’instrumentale et les paroles plutôt explicites du Gainsbarre.
Certaines allusions à des éventuelles expériences homosexuelles de l’artiste sur l’album ont choqué la bien-pensance de l’époque.
« A Frisco non loin de Sodome
Là aussi
J'ai connu un très beau jeune homme
Qui m'a dit
Kiss me hardy
Kiss me my love » Serge Gainsbourg – Kiss Me Hardy
Le featuring avec sa fille, Charlotte sur le morceau subtilement intitulé Lemon Incest fera également scandale.
La chanson parle de l’amour entre un père et sa fille mais Gainsbourg se joue de l’ambiguïté au travers de textes toujours très bien amenés par les figures de styles inspirés de la poésie.
« L'amour que nous n'f'rons jamais ensemble
Est le plus beau le plus violent
Le plus pur le plus enivrant
Exquise esquisse
Délicieuse enfant
Ma chair et mon sang
Oh mon bébé mon âme » Charlotte Gainsbourg feat Serge Gainsbourg – Lemon Inceste
Nous pouvons donc voir en Love On The Beat un condensé des pensées de Gainsbarre, authentiques crues voir crades toujours présentées dans un cocon fleuri par une maitrise de la langue.
Sur les 8 morceaux du projet, au moins 4 d’entre eux constituent des vrais tubes.
Les mélodies et les chœurs forment des boucles efficaces, subtilement accompagnées par la voix du crooner. Cela forme une atmosphère finalement assez prenante, nous sommes rapidement plongés dans l’atmosphère si singulière du chanteur.
Un album qui restera fondateur et qui incarnera parfaitement cette période pleine de contradictions pour Gainsbourg.
Son influence, notamment sur sa période Gainsbarre, se retrouvera plus tard sur le travail d’artistes comme le groupe Taxi Girl, Renaud ou encore Daniel Darc.