Un jour, mon père s’en va.
Plus exactement, ma mère le fout dehors
Ma mère, c’est un roc.
De ceux qu’on trouve sur les digues en bord de mer.
Battue par les vagues, fouettée par les vents, elle tient quoiqu’il arrive, droite, fière, sans compromis.
Elle se bat tout le temps, ma mère, pour les sans-papiers, pour les sans-abris, les sans- revenus. Pour tous les “san” elle se bat: les sans-terre, les sans-dents, les dons du sang et les centaines-de-milliers-de-gens-qui-n’ont-rien-à-manger-et-qui-seraient- bienheureux-d’avoir-dans-leur-assiette-cette-soupe-que-tu-vas-t’empresser-de-finir- fissa-sinon-tu-vas-m’entendre.
Un roc.
Mais quand Papa s’en va butiner ailleurs, le roc se fissure et, à l’intérieur, je vous le donne en mille, il y a quoi?
Un trou. Mais un grand trou. Si grand que c’est à se demander comment Papa pouvait remplir tout ça. J’essaye bien de le reboucher moi ce grand trou avec des câlins, des fou rires, des bonnes notes, des colliers de nouilles mais rien à faire.
Pour compenser, on m’offre un chat alors je compense: j’aime le chat, je câline le chat, je bichonne le chat, j’embrasse le chat, j’habille le chat, je course le chat, je serre le chat si fort qu’un jour, entre mon amour et la fenêtre, le chat choisit.
14 étages. I’ll fly away...
De ce jour, l’amour s’avère être une affaire particulièrement compliquée.
A quoi tu penses, toi Eunice, quand une dame, blanche propose de te payer des cours de piano classique ? Tu t’y rends et là bas tout est différent, immense, raffiné, meubles claires, fleurs en pot, tableaux au murs et puis, Beethoven, Chopin, Debussy, Mozart mais surtout Jean Sebastien Bach.
Une main commence, l’autre lui répond. Puis les deux se croisent, montent, descendent, fuguent et bientôt tout se déploit, tout se mêle, s’accouple, gonfle en choral, explose dans ta tête et toi, tu n’en reviens pas tellement tu as d’étoiles collées au plafond.
Cette musique là, elle t’attrape par le ventre. Cette musique là, elle te coupe le souffle, elle prend possession de ton corps, elle te soulève du sol, des ailes te poussent dans le dos, tu t’envoles, plus besoin de prier, ascenseur direct vers le tout puissant.
Tu seras pianiste tu le sais. Eunice Kathleen Waymon, tu seras la Première Concertiste Classique Noire d’Amérique.
Mais l’Amérique ne l’entend pas comme ça.
L’Amérique renvoie ses noirs au fond des bus.
Dans le sud il y a des écoles pour les blancs et des écoles pour les noirs, Des cafés pour les blancs et des cafés pour les noirs,
Des entrées séparées, des horaires séparés, des fontaines séparées.
Egaux mais séparés
Les mariages mixtes sont interdits, les enfants métisses sont des batards
Les nègres comme les chiens, pas admis, les gens de couleur, au fond du couloir Le droit de vote, inaccessible, l’amitié, inadmissible
Les regards dangeureux, les regroupements, douteux,
Les militants, tabassés, les époux cadenassés, les amants mutilés.
Des immeubles séparés, des hospices séparés, des églises séparés
Egaux mais séparés.
Pas de conservatoire Eunice, pas de tapis rouge,
Pas de fauteuils d’orchestre ni de carnet de bal.
Pas de rêves de succès sous les lustres en christal
L’esclavage est aboli depuis près d’un siècle, mais une femme, noire et pauvre ne fait pas partie du rêve américain.
Definitly not.
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