C’est là que je veux être, à l’envers du monde, dans ce pas de côté qui donne sa chance au rêve, sur scène. Je veux changer de peau, m’offrir au frisson toute entière et danser sur les crêtes. Elle console de l’oubli, la scène, elle veille la petite flamme, elle se moque, elle se cabre elle met des pièges au temps, de l’élégance au désespoir
Et là, sous les feux de la rampe, au centre des regards, c’est comme au bord du gouffre. En face, dans la salle obscure, le désir des autres est si vaste, que c’en est terrifiant. Chercher à combler ce désir s’apparente, croyez moi, à un sport de combat. Ici, par exemple, je perçois une multitude d’envies contradictoires: les petites dames du troisième rang sont ravies, mais, devant, l’homme à lunettes pique du nez. Au cinquième rang ils veulent plus de musique et au fond plus de rire. Le père de famille, là bas, est boulversé, mais sa femme, à côté, est déçue, quand à leur fils, il s’ennuie profondément. Il y a aussi le journaliste avec son petit carnet, le programmateur à la recherche d’une pépite, le producteur inquiet, le metteur en scène au fond qui prend des notes, le régisseur plateau qui est sorti. Il y a ceux qui regardent l’heure dans la lumière blafarde d’un téléphone en se croyant discrets, sans parler de ceux qui se lèvent et sortent en faisant grincer les portes sans se douter qu’ils m’arrachent un bout du coeur à chaque fois. A ce rythme là, être la préférée de tous vous conduit directement à l’hopital psychiatrique. Je veux quoi, moi ?
Inventer, devenir, ressembler? A qui ? À toi, Nina ?... Ridicule!
Je fais ce rêve parfois où tu es là, Nina, assise au Piano, sur une scène immense. Moi, je suis dans la foule. Tu commences à jouer éclatante, on applaudit mais tu t’arrêtes, tu nous lances un regard furieux puis tu reprends, marmones un couplet, bacles un refrain et brutalement tu te lèves, tu marches en long, en large, dans le silence tu fixes la salle, tu nous regardes, non, tu me regardes...
-“Qu’est ce que tu crois assise là tranquille sur ton cul de petite blanche, tu crois que l’animal qui s’agite devant toi va te servir la soupe ? Oui, c’est à toi que je parle fillette. Parce que tu m’aimes, tu penses que ça va être beau, confortable, divertissant? Mais tu ne sais rien, tu ne connais de mon pays que des films lisses et blancs où les cowboys tuent les indiens et où les noirs n’éxistent pas, pas un seul. D’ailleurs, pas un arabe non plus dans l’Algérie de ta grand mère, n’est ce pas, tous gommés, effacés. Elles sont belles tes racines au parfum de cumin et de miel mais quand le miel a le goût du sang et de la haine on ne s’en débarrasse pas comme ça”
La scène disparait et je me retrouve sur une route. Autour de moi la foule, à sa tête Luther King, Rosa Parks, Malcom X et, au milieu, ma grand mère:
-“Bah, tu sais, ma chatte, heureusement qu’on leur a mis des chaussures aux arabes, avant nous tu imagines, ils marchaient pieds nus.”
J’avance. La route est bordée d’arbres.
-“ Qu’est ce que tu crois, fillette, on a toujours besoin d’un étranger, d’un Autre à mépriser ou à craindre pour se sentir exister, appartenir.”
Je marche...
-“Bah, heureusement qu’on leur a appris à lire, aussi, à cultiver, parce tu sais, ma chatte, avant nous, les arabes...”
J’accélère mais les arbres grandissent...
-“ A quoi tu appartiens toi, fillette?”
... les arbres grandissent et aux branches il y a des fruits...
-“Tu montes sur scène parce que tu veux qu’on t’aime...”
- “bah, ça je te l’ai toujours dit ma Chatte”,
- ...”mais ce n’est pas en cherchant l’amour qu’on fait la révolution”.
... aux branches il y a des fruits étranges...
-“Est ce que tu sais ce que c’est qu’être noire”
-“dans un pays où on peut se faire tuer pour cette unique raison?”
...je m’approche... mais ce ne sont pas des fruits...
-“Est ce que tu sais la peur, fillette? les ratonnades, les cagoules blanches ?”
...ce ne sont pas des fruits...
-“Est ce que tu sais les lynchages dans la liesse et les rires ?” ...ce ne sont pas des fruits...
- “ l’odeur de chaire brulée?”
...ce ne sont pas des fruits.
-“Est ce que tu sais? Est ce que tu sais...”
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