La première fois que je le vois, c’est comme le grand huit, inquiétant, plus mûr, pas comme les autres: les mal-finis, les encore-flous. Avec lui je découvre la sueur, le coeur qui bat, violent, A travers lui je découvre la littérature, la vraie, le jazz, le vrai, la politique. J’ai 20 ans. Je bois ses paroles. Il aime ça que je l’écoute alors je suis jolie et muette, parfaite. Un masque charmant et figé.
Comme si, être soi-même comportait trop de risques. Comme si, derrière le masque, il n’y avait rien d’aimable pour personne, juste un grand trou et, au fond du trou le petit animal sauvage, la gosse en furie, l’amazone brulante muselées par ce besoin désespéré de correspondre au désir des autres.
Dis Maman, qu’est ce qui fait qu’on attend autant de l’amour?
Qu’on croit encore au prince charmant ? Qu’est ce qui fait qu’on se contorsionne pour entrer dans le moule des filles de magasine. Dis Maman, qu’est ce qui fait que de mère en fille, on vendrait ses ailes, ou l’air qu’on respire, pour être aimé ne serait ce qu’un peu, même mal ?
Et une fois l’amour enfui, une fois l’amour enfui, on se retrouve vide et impotante comme si rien n’avait existé avant.
Mais maman, tout existait avant: la musique, les bains de mer, les framboises, le vent sur ma peau. Ce n’est pas l’amour qui donne du goût aux choses, non, c’est moi qui donne du goût à l’amour.
Et toi, Nina, pourquoi? Pourquoi une femme comme toi a besoin d’un caïd, d’un mari qui prend en mains tes affaires, ton emploi du temps, ton argent ?
Un homme autoritaire, jaloux, violent peut être mais centré sur toi.
Le remède à la solitude? L’antidote au poison du doute ? Est ce pour ça, Nina, que tu te plie ? Que tu te transformes en une petite femme inquiète et obéissante? Toi, la fierté, la colère, tu encaisses les ordres, les cris, les claques même, tout plutôt que d’être seule ?
Et le succès remplit le reste: voitures, hôtels, concerts, interview, voiture, hôtel, concert, interview, meeting, aéroport, meeting, aéroport... Sur scène, tu brules, tu engranges des kilos d’amour et puis rideau. On te lance un bouquet, une bouteille, on te flatte l’encolure et on te range dans ta cage. Reste l’alcool, les pilules et les regrets que tu caresses comme des pierres précieuses... Toucher aux étoiles le soir et manger la terre au petit matin, c’était ça ta vie ?
Quand vient la fin, tu penses, que si tu avais pris l’autre route tout aurait été différent. Si tu avais choisi une vie normale, toutes les peines t’auraient été épargnées. Si tu avais été plus forte, si tu avais su dire non, tu serais quelqu’un d’autre aujourd’hui.
Tu y penses, Nina, quand vient la fin. C’est troublant, c’est déchirant même mais dis toi bien que ça passe. Oh oui ça passe... Parce que si tu n’es pas toi, qui le sera ?
“Je vais te dire ce qu’est la liberté pour moi, aucune peur. Je veux dire vraiment aucune peur. Si je pouvais avoir ça ne serait-ce que la moitié de ma vie, aucune peur. Beaucoup d’enfants n’ont pas peur.”
Petite je chantais. Je chantais tout le temps, partout. Petite ma grand-mère posait son vieux magneto sur la table, elle appuyait sur le bouton et disait: “Vas y chante, chante ma chatte, comme ça je te garde dans la machine”
C’est drôle, tout me sépare de Nina Simone: l’époque, le pays, la couleur, la lutte, le caractère, la tessiture même, et pourtant il y a cette toute petite choses comme un battement de ses ailes là bas qui me crie toujours combien il est important de ne pas se taire jamais, de ne pas laisser couler la vie sans la saisir, la malaxer, la mordre, de ne pas laisser le temps battre son pouls sans le danser le tordre, le brailler haut et fort. Ne pas laisser l’indiférence plate encrasser nos neurones et vérouiller le coeur. S’acharner à être différente, à être forte et faible, à déranger et rire, rire trop fort, trop souvent, à pleurer avec délice, à gueuler avec passion, à décapiter la peur...
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