L'enfant bleu
Brasier
paroles Brasier L'enfant bleu

Brasier - L'enfant bleu Lyrics

L'enfant bleu

L'âge des cataclops d'à-cheval-mon-maître et des petites-bêtes-qui-montent-qui-montent, cet âge-là mon père ne l'a pas connu. L'âge des comptines, des papouilles, des guili-guili qui nous catapultent en des paradis secoués de rires, cet âge-là mon père ne l'a pas connu. Non plus qu'une once de tendresse, ni la moindre caresse. Oh c'est même tout l'inverse qu'on lui a donné : coups de poing, coups de pied. Enfant bleu, dit-on. J'aime bien l'expression. Ça ramène un peu de ciel, de l'été presque au fond, un peu d'espoir à l'horizon. Au moins entrevoit-on derrière les coups qui pleuvent un possible rayon de soleil…

Qu'est-ce qu'on lui a fait exactement ? Qu'est-ce qu'ils lui ont fait maman ? Fascination puérile, têtue. J'ai 10 ans. Je revendique auprès d'elle - puisqu'elle sait - le droit à l'inventaire complet des sévices infligés. Sans présumer qu'ils seront cauchemars des nuits à venir, angoisses et fantômes, j'exhorte ma mère au pire : à l'exhaustivité. J'insiste, vorace et ridicule en ma soif de détails, pour qu'elle n'omette rien, les égrène un à un. Elle y consent, se ravise, allez maman s'te plaît, elle a cet air grave, reprend le fil, prudente, elle hésite, se rétracte, abdique. Alors moi je reviens à la charge, et voilà qu'elle baisse la garde. Obtem-père, énu-mère.

Et donc : gifles, coups de boutoir, griffures, copieuses plâtrées d'épluchures de légumes, primeurs power tout en pelures. Végétalisme trash. Et les petits pieds braisés - oui les siens - petits pieds menus suspendus au-dessus des tisons rassemblés dans l'âtre à cette fin. Catalogue abject : méchantes rossées, léchantes flammes. Mes yeux se brouillent, arrêt sur image : qu'il soit question de cheminée dans cet inventaire me tétanise, moi qui jusqu'à présent associais le mot cheminée aux dimanches en famille. Aux marrons grillés, aux automnes finissants, aux retours de balades en forêt, aux jeux de société près du feu qui prend.

Raclées, plâtrées, raclées, plâtrées : ainsi donc oscilla le pendule de son enfance meurtrie, au bon vouloir d'une marâtre et d'un père interdit. Et puis. Et puis police, procès, placement.

Quelle épopée d'un coup. Je prends tout, comme une vague, ça me secoue. Je m'arrache la peau des lèvres et même celle du coeur. Bienvenue chez les fous ! N'est-il pas ahurissant de mettre au monde un enfant pour le plaisir subséquent de lui fracasser les dents ? Aussi loin que je me souvienne pourtant, l'enfant bleu n'a jamais pleuré, jamais chouiné, jamais versé la moindre goutte d'eau salée. Y'a toujours eu comme une douane dans les yeux de mon père. Quelque chose qui retient ses larmes à la frontière. Quel chagrin aurait-il à déclarer de toute façon ?

Oh ! sûrement qu'à dix ans j'aurais pas dû les poser à ma mère toutes ces questions. Parce que depuis moi je m'en pose des millions : quels monstres habitent en nous, qui peuvent à tout moment surgir à notre corps défendant ? De quels atavismes sommes-nous les dépositaires inconscients ? Avons-nous jamais expérimenté toute la gamme des excès dont nous sommes capables ? Que savons-nous, empiriquement, des colères et des brutalités qui peuvent nous rendre coupables ? Que savons-nous des ténèbres auxquelles, malgré nous, nos tempéraments nous inclinent ? Quels limons d'irrationalité notre sang charrie-t-il ? Dans quelle anfractuosité cérébrale l'hérédité loge-t-elle ses ferments maléfiques ? Se peut-il qu'une force aveugle - contre laquelle on ne peut rien - fomente à notre insu notre dessein tragique ?


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