Idylle coupée
Tristan Corbière

Poème Idylle coupée

Avril.

C’est très parisien dans les rues
Quand l’Aurore fait le trottoir,
De voir sortir toutes les Grues
Du violon, ou de leur boudoir…

Chanson pitoyable et gaillarde :
Chiffons fanés papillotants,
Fausse note rauque et criarde
Et petits traits crûs, turlutants :

Velours ratissant la chaussée ;
Grande-duchesse mal chaussée,
Cocotte qui court becqueter
Et qui dit bonjour pour chanter…

J’aime les voir, tout plein légères,
Et, comme en façon de prières,

Entrer dire – Bonjour, gros chien –
Au merlan, puis au pharmacien.

J’aime les voir, chauves, déteintes,
Vierges de seize à soixante ans,
Rossignoler pas mal d’absinthes,
Perruches de tout leur printemps ;

Et puis payer le mannezingue,
Au Polyte qui sert d’Arthur,
Bon jeune homme né brandezingue,
Dos-bleu sous la blouse d’azur.

– C’est au boulevard excentrique,
Au – BON RETOUR DU CHAMP DU NORD –
Là : toujours vert le jus de trique,
Rose le nez des Croque-mort…

Moitié panaches, moitié cire,
Nez croqués vifs au demeurant,
Et gais comme un enterrement…
– Toujours le petit mort pour rire ! –

Le voyou siffle – vilain merle –

Et le poète de charnier
Dans ce fumier cherche la perle,
Avec le peintre chiffonnier.

Tous les deux fouillant la pâture
De leur art… à coups de groins ;
Sûrs toujours de trouver l’ordure.
– C’est le fonds qui manque le moins.

C’est toujours un fond chaud qui fume,
Et, par le soleil, lardé d’or…
Le rapin nomme ça : bitume ;
Et le marchand de lyre : accord.

– Ajoutez une pipe en terre
Dont la spirale fait les cieux…
Allez : je plains votre misère,
Vous qui trouvez qu’on trouve mieux !

C’est le Persil des gueux sans poses,
Et des riches sans un radis…
– Mais ce n’est pas pour vous, ces choses,
Ô provinciaux de Paris !…

Ni pour vous, essayeurs de sauces,
Pour qui l’azur est un ragoût !
Grands empâteurs d’emplâtres fausses,
Ne fesant rien, fesant partout !

– Rembranesque ! Raphaélique !
– Manet et Courbet au milieu –
… Ils donnent des noms de fabrique
À la pochade du bon Dieu !

Ces Galimard cherchant la ligne,
Et ces Ducornet-né-sans-bras,
Dont la blague, de chic, vous signe
N’importe quoi… qu’on ne peint pas.

Dieu garde encor l’homme qui glane
Sur le soleil du promenoir,
De flairer jamais la soutane
De la vieille dame au bas noir !

… On dégèle, animal nocturne,
Et l’on se détache en vigueur ;
On veut, aveugle taciturne,
À soi tout seul être blagueur.

Savates et chapeau grotesque
Deviennent de l’antique pur ;
On se colle comme une fresque
Enrayonnée au pied d’un mur.

Il coule une divine flamme,
Sous la peau ; l’on se sent avoir
Je ne sais quoi qui fleure l’âme…
Je ne sais – mais ne veux savoir.

La Muse malade s’étire…
Il semble que l’huissier sursoit…
Soi-même on cherche à se sourire,
Soi-même on a pitié de soi.

Volez, mouches et demoiselles !…
Le gouapeur aussi vole un peu
D’idéal… Tout n’a pas des ailes…
Et chacun vole comme il peut.

– Un grand pendard, cocasse, triste,
Jouissait de tout ça, comme moi,
Point ne lui demandais pourquoi…
Du reste – une gueule d’artiste –

Il reluquait surtout la tête
Et moi je reluquais le pié.
– Jaloux… pourquoi ? c’eut été bête,
Ayant chacun notre moitié. –

Ma béatitude nagée
Jamais, jamais n’avait bravé
Sa silhouette ravagée
Plantée au milieu du pavé…

– Mais il fut un Dieu pour ce drille :
Au soleil loupant comme ça,
Dessinant des yeux une fille…
– Un omnibus vert l’écrasa.