Sur l’amour
Petrus BOREL

Poème Sur l’amour

Hélas! qui nous dira ce que c’est que l’amour ?
Pour moi, faible héron aux serres de vautour,
Je me sens emporté dans le gouffre ou la nue,
Dans l’antre ténébreux ou sur la plage nue,
Je me sens expirer sous son bec assassin,
Qui m’a crevé les yeux ou labouré mon sein,
Et ne sais rien de plus ! — J’ai lu mille mémoires
Qui traitent de l’amour ; j’ai lu mille grimoires
Très doctes et très secs : je ne sais rien de plus
Qu’avant d’avoir veillé sur ces bouquins feuillus.
Au diable ces traités! Que le diable les lise !
Au diable leur peinture et leur sotte analyse !
Analyser l’amour ?… Oh ! c’est par trop bouffon !
Messieurs les esprits fins, vous vous croyez au fond,
— Vous êtes à côté, vous jetez votre sonde :
Comme un brin de sarment elle flotte sur l’onde,
Puis vous argumentez, puis vous édifiez
Système sur système — et vous bêtifiez !…
L’amour est un secret du ciel insaisissable.
Un arcane fermé pour l’homme, infranchissable ;

Un mont dont on connaît le pied, non le sommet ;
Une implacable loi, tout être s’y soumet ;
Abîme souterrain où notre empire cesse,
Où la raison s’égare et l’esprit se confond,
Dont l’écho ne répond que d’une voix railleuse
A toute question de notre âme orgueilleuse.
Messieurs, faites l’amour, mais ne l’expliquez pas ;
La science, messieurs, ne fait que des faux pas ;
Et qui sait ne sait rien ! — Votre psychologie
N’est, croyez-moi, messieurs, qu’une blanche magie
Qui vous enlève au loin comme un aérostat,
Pour du plus haut des airs vous rejeter à plat ;
Vous ne pouvez cuber l’âme ni sa puissance,
Ni condenser l’amour, pure et divine essence ;
Laissez vos alambics, vos loupes, vos compas :
Messieurs, faites l’amour, mais ne l’expliquez pas !

Chancelant et voûté sous le mal qui me grève,
Je côtoyais le fleuve et parcourais la grève ;
Au soleil printanier je réchauffais la fleur
De ma vie, effeuillée au vent de la douleur ;
Je secouais mon âme accroupie et froissée
Par ces hivers du cœur, — le doute, la pensée ; —
Je m’en allais rêveur, — qui marche sans cela ? —
Et mon esprit faisait les phrases que voilà.
Je m’en allais poussé par une ardeur native,
Une force indicible, une pente instinctive,
Saluer d’un baiser celle qui m’appartient,
Celle qui jusqu’à l’aube en ses bras me retient ;
Celle pour qui mon pas est plus doux qu’un théorbe,

Celle pour qui mon nom est un chant inouï,
A qui je dis : Je veux, et qui me répond : — Oui !

Gardez-vous de l’amour : car sa rude exigence
Brise le cœur hautain, la fière intelligence
De l’homme le plus fort ; corrompt sa volonté
Et le jette pour proie à la débilité
D’une femme, — écrasant sa tête vaniteuse,
Jouet des mots dorés d’une bouche menteuse !…
Gardez-vous de l’amour, messieurs, c’est un poignard
Orné de pierreries et parfumé de nard ;
Une main implacable, invisible, inconnue,
Dans l’ombre en est armée, — et quand une âme est nue
Ouverte, confiante, et sans fiel, sans poison.
Passe, — elle suit sa trace et frappe en trahison.