Léthargie de la Muse
Petrus BOREL

Poème Léthargie de la Muse

FRAGMENS

A ranimer la muse en vain je m’évertue,
Elle est sourde à mes cris et froide sous mes pleurs ;
Sans espoir je me jette aux pieds d’une statue
Dont le regard sans flamme avive mes douleurs.

C’est son souffle pourtant qui parfume mon âme ;
C’est sa voix qui m’ouvrit un horizon nouveau,
El c’est au doux contact de ses lèvres de femme
Que je sentis un jour bouillonner mon cerveau…

C’est elle qui, sondant d’une main douce et sûre
Mon coeur qui ne pouvait au mal se résigner,
En arracha le trait resté dans la blessure
Et la purifia sans la faire saigner.

C’est elle qui toujours repeupla d’espérances
Mon front morne envahi par des papillons noirs…
Car elle avait alors pour toutes mes souffrances
Des soupirs, et des pleurs pour tous mes désespoirs.

Refrénant les ardeurs qui la rendaient féconde,
Elle excite mes sens et consume mes jours ;
Nul désir corrodant, nul transport ne seconde
La fougue et les élans de mes fortes amours.

L’amour, comme la sève, a ses lois et sa force,
Force et lois qu’on ne peut comprimer sans péril ;
L’un déchire le coeur, l’autre crève l’écorce.
La sève fait le chêne et l’amour rend viril.

D’où vient que dans mes bras, comme un bloc de porphyre,
Ses flancs voluptueux restent toujours glacés ?
C’est à peine, autrefois, si je pouvais suffire
A celle qui jamais ne savait dire : Assez !

Elle avait des baisers, dans sa folle allégresse,
Des baisers enivrant ainsi qu’une liqueur !
Et je la bénissais, même quand la tigresse
Passait en minaudant ses griffes sur mon coeur !

Elle aimait que sa voix, mêlée à la voix aigre
Du grillon babillard, se perdît dans le vent,

Et se plaisait à voir l’ombre de mon corps maigre
S’estomper dans la nuit sur les murs d’un couvent.

Méprisant sans pitié ceux qui bayent aux grues,
Elle honorait partout les fronts intelligens,
Et ne s’exerçait point à tirer par les rues
Des coups de pistolet pour attrouper les gens.

A ranimer la muse en vain je m’évertue,
Elle est sourde à mes cris et froide sous mes pleurs :
Sans espoir je me jette aux pieds d’une statue
Dont le regard sans flamme avive mes douleurs.

M’a-t-elle vu jamais, à l’heure où je frissonne
Criant sous l’ongle aigu de l’âpre adversité,
Porter envie à tous et secours à personne,
Et mettre à nu mon coeur vide et désenchanté ?

Ai-je, méprisant l’art, dans un jour de colère,
Méconnu sa puissance et nié qu’il soit fort ?
Ai-je dit que la gloire étant un vain salaire,
Aucun but ne valait la peine d’un effort ?

L’ai-je, un seul jour, contrainte à rythmer la louange ?
Mieux vaudrait dans sa gorge étouffer ses accens
Que de lui voir jeter comme un oeuf dans la fange
Sa pensée indécise aux banquets des puissans !

Je suis fier d’avoir pu maintenir à distance
Des pacages d’autrui mon Pégase affamé,
Et d’avoir su toujours pourvoir à sa pitance,
Sans prendre un grain qui n’ait dans mon âme germé !