Habillée au goût du bonheur
Louise de Vilmorin

Poème Habillée au goût du bonheur

Habillée au goût du bonheur
Elle traversa mes années
Sans jamais parler du bonheur.
Et le soir cheminant l’allée,
Cheminant les sentiers des lièvres,
Elle disait de petits mots
Qui s’en allaient hors de ses lèvres
Comme l’eau frisée du ruisseau
Qui coupait en deux nos journées.

Passant le pont, penchée vers l’eau,
Penchée vers l’eau que disait-elle ?
Tous les oiseaux battent de l’aile
Quand le courant tire le ciel.
Chaque poisson est un oiseau
Tombé d’amour, tombé à l’eau
Pendant les messes de Noël.

Habillée au goût du bonheur
Elle traversait la prairie
En berçant un bouquet de fleurs,
Un bouquet de Vierge Marie
Qui était lourd comme un enfant.
Enfant fleuri en ses bras blancs,
Petites filles endormies
Qu’elle apportait à la maison,
Amour en chapeau de prairie
Aux couleurs de chaque saison.

En traversant notre prairie
Elle disait, berçant les fleurs :
Les moutons de la bergerie
Ont fui les armes du malheur
Et moutonnent au ciel d’orage.
Dès que s’annonce le danger
Chaque mouton devient nuage,
Nuages de moutons légers
Partis au vent, haut sur la côte,
Lorsque s’éloigne le berger
Pour la messe de Pentecôte.

Habillée au goût du bonheur,
Elle s’en fut de mes années
Chantant les vêpres sur mon coeur.
Vêpres par l’amour encensées,
Cantique traversé d’oiseaux,
Moutons en sa tête envolée,
Poissons des cieux tombés à l’eau
Naviguaient le ruisseau des pleurs
Quand s’en allait ma bien-aimée,
Un baiser en sa main fermée,
Sans m’avoir parlé du bonheur.

Chantant vêpres à petits mots,
Elle disait, quittant ma vie :
Les étoiles des étés chauds
Sont des demoiselles pâlies
Qui désertèrent leur pâleur.
Amantes en lueur parties,
En étoiles filant ailleurs
Dès que l’amour clôt leurs paupières
Et va surprendre les prières
Aux vêpres de la Chandeleur.

1939