Au Théâtre-Français deux beaux noms sur l’affiche
M’attirèrent un soir ; ce soir-là j’étais riche,
J’avais pour avenir deux francs, je les donnai ;
Et je vis Chatterton, et chaque mot du drame
Eut un écho si long et si doux dans mon âme,
Que la nuit seulement, bien tard, je soupçonnai
Qu’en ce jour de bonheur je n’avais pas dîné.
Seul, j’écoutais encor d’un bruyant auditoire
Le sanglot triomphal répéter : Gloire, gloire
À la muse qui n’a ni sang, ni fange au pied,
Par qui la nouvelle ère au théâtre commence !
J’écoutais, je mêlais ma note au chant immense,
Puis j’ajoutais tout bas, palpitant, l’oeil mouillé :
Qui s’inspira si bien doit sentir la pitié.
Hélas ! quand il évoque une infortune morte,
Le poète pieux, s’il savait qu’à sa porte
L’immortel Chatterton vit encor pour souffrir !
S’il savait qu’à Paris, tous les jeunes poètes,
De ce bruyant désert pâles anachorètes,
N’ont plus, en s’abordant, qu’un salut à s’offrir :
Le salut monacal : Frères, il faut mourir.
Que l’un d’eux, demi-nu, dans sa chambre malsaine
Pousse un drame réel à sa dernière scène,
Et sans étoile au ciel, sans bon ange ici-bas,
Pour éviter la faim, courant au suicide,
Tient levé, maintenant, sur son estomac vide
Le fer qui découpait le pain de ses repas
Et qui, depuis trois jours, trois longs jours ! ne sert pas !
Puis, se ressouvenant qu’il est bien jeune encore,
Qu’après l’hiver, l’oiseau se ranime et picore,
Que ses chansons vivraient peut-être, s’il vivait,
Qu’un ange sur son front, marqué de l’anathème
Peut l’effacer un jour avec ce mot : Je t’aime !
De mille illusions repeuplant son chevet,
Dans les bras de la Faim s’endort… S’il le savait !
Poète, il aiderait la jeune muse à vivre :
Il n’a pas renfermé tout son coeur dans son livre ;
Son culte pour les morts s’étendrait aux mourant…
Et moi, je serais fier d’aimer ce que j’admire,
D’avoir une main noble à baiser, et de dire,
Quand son nom planerait sur les noms les plus grands :
Je lui dois l’espérance et la vie… et vingt francs !