La Loïe Fuller
Georges Rodenbach

Poème La Loïe Fuller

Déchirant l’ombre, et brusque, elle est là : c’est l’aurore !
D’un mauve de prélude enflé jusqu’au lilas,
S’étant taillé des nuages en falbalas,
Elle se décolore, elle se recolore.
Alors c’est le miracle opéré comme un jeu :
Sa robe tout à coup est un pays de brume ;
C’est de l’alcool qui flambe et de l’encens qui fume ;
Sa robe est un bûcher de lys qui sont en feu ;
Dans ses chiffons en fleur du clair de lune infuse ;
Ensuite, il émane une fraîcheur d’écluse ;
Et, comme l’eau tombant qui s’engendre de soi,
Les gazes ont jailli par chutes graduées ;
Telle une cataracte aux liquides nuées !
Or, dans ces tourbillons, son corps s’est tenu coi :
Tour qui brûle, hissant des drapeaux d’incendie ;
Cep d’une vigne aux clairs tissus en espalier.

Un repos. De nouveau, voici qu’elle irradie !
Une chimie en fièvre a su multiplier
Ces jaunes en halos, ces affluents de rouge,
Que c’est presque un vitrail en fusion qui bouge,
Presque une éruption qui pavoise la nuit.
Or, comme le volcan contient toutes ses laves,
Il semble que ce soit d’elle qu’elle ait déduit
Ces rivières de feu qui la suivent, esclaves,
Onduleuses, sur elle, en forme de serpents
Arbre du Paradis où nos désirs rampants
S’enlacent en serpents de couleurs qu’elle tresse !

Un repos. La voilà, prodige d’irréel,
Qui, pour se rassurer en émergeant du gouffre,
Toute s’est habillée avec de l’arc-en-ciel.
Seuls ses cheveux, un peu d’orage encor les soufre
Mais le jardin en fleur de sa robe est calmé ;
Sa robe est jardin exclusif d’azalées
Où, dans les plis qui sont de l’ombre en des allées,
Des papillons brodés mettent un temps de mai ;
Cependant qu’avec des envergures nouvelles,
Déployant ses tissus, soi-même se créant,
Elle aussi se transforme en papillon géant
Et n’est plus dans le soir qu’un rêve de deux ailes.

Un repos. Elle vient, les cheveux d’un vert roux
Influencés par ces nuances en démence
On dirait que le vent du large recommence ;
Car déjà parmi les étoffes en remous,
Son corps perd son sillage ; il fond en des volutes
Propice obscurité, qu’est-ce donc que tu blutes
Pour faire de sa robe un océan de feu.
Toute phosphorescente avec des pierreries ?
Brunehilde, c’est toi, reine des Walkyries,
Dont pour être l’élu chacun se rêve un dieu
Mais comment, plongeur ivre en route vers la perle,
Traverser tant de flots de satin embrasé,
Et toute cette robe en flamme qui déferle ?

C’est fini. Brusquement l’air est cicatrisé
De cette plaie en fleur dont il saigna. L’étreinte
De l’Infini ne nous dure qu’un court moment ;
Et l’ombre de la scène où la fresque fut peinte
Est noire comme notre âme, pensivement.

1897