Infamie éternelle
Georges Rodenbach

Poème Infamie éternelle

À François Coppée.

I

Marthe était née au fond d’un village des Flandres,
Autour duquel un fleuve enroule ses méandres,
De flots moirés coulant entre deux talus verts.
Leur maison, nonobstant sa forme villageoise,
Etait coquette avec son toit luisant d’ardoise
Et ses petits volets au soleil large ouverts.

Son père, un vieux soldat, était maître d’école ;
C’était moins lucratif qu’un travail agricole,
Mais ça le posait mieux au village. Il était
L’intime du bourgmestre et l’ami du vicaire ;
Et malgré son état de fortune précaire,
Le bon petit ménage heureux s’en contentait.

Comme ils avaient beaucoup d’enfants, dès que l’aînée
Eut atteint à peu près sa dix-huitième année
On voulut l’envoyer pour un temps à Paris ;
Car leur vieille cousine, aimable et prévenante,
L’y mandait instamment pour être gouvernante
Chez de riches bourgeois qui la paieraient bon prix.

Marthe avait la beauté sanguine des Flamandes
Dont la chair se durcit au grand souffle des landes :
De gros cheveux tressés, plus blonds que des épis,
Un oeil large, un teint rouge, une lèvre lascive,
Un corsage tendu sur une gorge massive
Dont un fichu cachait les rythmes assoupis.

Pieuse, tous les jours elle allait à la messe ;
Et tandis qu’on dansait les soirs de la kermesse
Au bruit des violons sous les chênes touffus,
Et qu’en fraîche toilette et des fleurs au corsage
Les autres en riant l’invitaient au passage,
Elle leur répondait toujours par un refus.

C’est un bien triste jour le jour où l’on se pare
Pour se quitter ; le jour qui divise et sépare
Ceux qu’au même foyer la tendresse a groupés.
Car il est de ces noeuds du coeur ourdis dans l’ombre
Dont on ne sent la force impénétrable et sombre
Qu’à l’heure où le destin cruel les a coupés !

On ne croyait pas tant s’aimer. Dans la demeure
Il semblerait que tout s’éteigne et que tout meure,
Car celui qui s’en va parait le plus chéri.
Tous pleurent : les enfants plus jeunes, l’air farouche,
Regardent sans comprendre et le doigt dans la bouche
La grande soeur qui met son beau chapeau fleuri.

La mère se coupa sous l’oreille une mèche
De cheveux qu’elle mit, ainsi qu’une fleur sèche,
Sous le verre d’un vieux médaillon en tremblant ;
Puis, comme un talisman obtenu d’une fée,
Lui noua ce bijou sur sa robe agrafée
Avec un velours noir autour de son cou blanc.

Elle, la jeune fille, entr’ouvrant sa fenêtre,
Choisi parmi les fleurs que le soleil pénètre
Un frais petit rosier embaumé d’avril ;
Comme pour retrouver dans chaque âme de rose,
Quand elle serait seule à Paris, quelque chose
Des parfums du pays et des pleurs de l’exil !

Le père, en la menant jusqu’au bout du village,
Lui dit qu’elle était belle et qu’elle était à l’âge
Où, comme autour des fleurs volent les papillons,
Les hommes roderaient tendrement autour d’elle ;
Mais qu’il fallait garder son corps chaste et fidèle
Pour garder à ses yeux leur flamme et leurs rayons.

Qu’elle devait tenir à la foi de sa mère,
Car Dieu console bien dans cette vie amère ;
Et verrouiller son coeur, - le bon vieux se fâchait !