Au fil de l'âme
Georges Rodenbach

Poème Au fil de l'âme

I

Ne plus être qu’une âme au cristal aplani
Où le ciel propagea ses calmes influences ;
Et, transposant en soi des sons et des nuances,
Mêler à leurs reflets une part d’infini.
Douceur ! C’est tout à coup une plainte de flûte
Qui dans cette eau de notre âme se répercute ;
Là meurt une fumée ayant des bleus d’encens
Ici chemine un bruit de cloche qui pénètre
Avec un glissement de béguine ou de prêtre,
Et mon âme s’emplit des roses que je sens

Au fil de l’âme flotte un chant d’épithalame ;
Puis je reflète un pont debout sur des bruits d’eaux
Et des lampes parmi les neiges des rideaux
Que de reflets divers mirés au fil de l’âme !

Mais n’est-ce pas trop peu ? N’est-ce pas anormal
Qu’aucun homme ne soit arrivé de la ville
Pour ajouter sa part de mirage amical
Aux choses en reflets dans notre âme tranquille ?
Nulle présence humaine et nul visage au fil
De cette âme qui n’a reflété que des cloches.
Ah ! Sentir tout à coup la tiédeur d’un profil,
Des yeux posés sur soi, des lèvres vraiment proches.
Fraternelle pitié d’un passant dans le soir
Par qui l’on n’est plus seul, par qui vit le miroir !

II

On dirait d’une ville en l’âme se mirant
Avec des peupliers sur les bords, soupirant
Sans qu’on puisse savoir, par un subtil triage,
Si, dans l’eau qui gémit, c’est le bruit du feuillage
Ou si l’eau se lamente avec sa propre voix.
On dirait d’une ville aux innombrables toits
- C’est triste, toutes ces fenêtres éclairées
Au bord de l’âme, au bord de l’eau-tristes soirées !
Triste ville de songe en l’âme s’encadrant
Qui pensivement porte un clocher et l’enfonce
Dans cette eau sans refus que son mirage fonce ;
Et voici qu’à ce fil de l’âme le cadran

Fond et se change en un clair de lune liquide
Le cadran, or et noir, a perdu sa clarté ;
Le temps s’est aboli sur l’orbe déjà vide
Et dans l’âme sans heure on vit d’éternité

III

Mon âme a pris la lune heureuse pour exemple.
Elle est là-haut, couleur de ruche, avec les yeux
Calmes et dilatés dans sa face très ample.
Or mon âme, elle aussi, dans un ciel otieux,
Toute aux raffinements que son caprice crée
N’aime plus que sa propre atmosphère nacrée.
Qu’importe, au loin, la vie et sa vaste rumeur
Mon âme, où tout désir se décolore et meurt,
N’a vraiment plus souci que d’elle et ne prolonge
Rien d’autre que son songe et son divin mensonge
Et ne regarde plus que son propre halo.
Ainsi, du haut du ciel, sans remarquer la ville
Ni les tours, ni les lis dans le jardin tranquille,
La lune se contemple elle-même dans l’eau !

IV

Mon âme est dans l’exil, plaintive et détrônée,
Quel goût peut-elle avoir des ivresses d’ici
Et de la fausse joie un peu carillonnée
Qui descend sur sa peine à travers l’air transi ?
Mais elle se console avec la vie en songe,
La vie emmaillotée aux langes du mensonge.
Mon âme a trop souffert aux chemins du rée
Et s’en trouve à jamais comme en convalescence.
C’est fini tout espoir, tout effort manuel
Pour tirer de la vie un peu de renaissance
Et vendanger soi-même, ainsi qu’on le voulait,
Quelques grappes encor de raisin violet
Les vignes sont en proie à d’autres que j’ignore ;
Déjà le vin fermente en leur pressoir sonore ;
Et pour moi désormais, terrain hostile et nu,
La vie est un jardin d’épines et d’épées.
Mais les rêves du moins sont le monde ingénu
Où se réfugieront nos mains inoccupées ;
Qu’importe, au loin, la vie, et les appels des cors !
Les liesses du cuivre énamouré sont brèves,
Et notre âme sait bien qu’il n’y a que les rêves
Qu’on puisse aimer toujours comme on aime les morts.
Les rêves ! Eux, du moins, sont une amitié sûre,
Joyaux où dort une lumière qui s’azure
Éternelle et multicolore comme l’eau
Et cela met en nous un trésor frais et beau.

Ah ! Seigneur ! Augmentez en moi cette richesse
Dont je suis à la fois le maître et le gardien ;
Et, de rêves nouveaux, refaites-moi largesse,
Ô seigneur, donnez-moi mon rêve quotidien ! …

Les rêves : des miroirs où nous nous délayons
Comme éternels déjà, dans un recul d’espace ;
Les rêves : des rouets auxquels, d’une main lasse,
Nous envidons de la fumée et des rayons,
Du vent, des cheveux morts et des fils de la vierge ;
Les rêves : un bouquet qui tout à coup émerge
Les nuits d’hiver, en lis gelés, des carreaux noirs ;
Les rêves : au perron du parc mélancolique,
Au perron de notre âme, un cabrement, les soirs,
Cabrement, sous le clair de lune métallique,
D’une troupe de paons, de grands paons radieux
Ouvrant leur queue en or comme un éventail d’yeux.

VI

Les rêves sont les clés pour sortir de nous-même,
Pour déjà se créer une autre vie, un ciel
Où l’âme n’ait plus rien retenu du réel
Que les choses selon sa nuance et qu’elle aime :
Des cloches effeuillant leurs lourds pétales noirs
Dans l’âme qui s’allonge en canaux de silence,
Et des cygnes parés comme des reposoirs.
Ah ! Toute cette vie, en moi, qui recommence,
Une vie idéale en des décors élus
Où tous les jours pareils ont des airs de dimanches,
Une vie extatique où ne cheminent plus
Que des rêves, vêtus de mousselines blanches…

Or ces rêves triés ont de câlines voix,
Voix des cygnes, voix des cloches, voix de la lune,
Qui chantonnent ensemble et n’en forment plus qu’une
En qui l’âme s’exalte et s’apaise à la fois.
De même la nature a fait comme notre âme
Et choisit, elle aussi, des bruits qu’elle amalgame,
Se berçant aux frissons des arbres en rideau,
Lotionnant sa plaie aux rumeurs des écluses…
Voix chorale qui sait, pour ses peines confuses,
Unifier des bruits de feuillages et d’eau !

VII

Rien que des rêves doux et vagues, songeries
Où l’on se laisse aller comme au fil d’un cours d’eau
Quand du brouillard s’allonge en opaque rideau
Que les fanaux du soir sèment de pierreries.
Les arbres ont un air de fusain ébauché ;
La brume, sur les bords, ouvre des cassolettes ;
On devine une ville autour d’un évêché
Dans le brouillard brodé de fines gouttelettes
Dont la blancheur voyage à l’horizon confus.
Ainsi notre âme rêve et dérive en ses rêves
Qui, parmi leur brouillard, ont aussi des refus,
Des entre-bâillements, des apparitions brèves,
Les rendant plus encor désirables et chers :
Songes dans de la ouate et dans de la fumée,
Mystère d’une vie au lointain présumée,
Curiosité d’âme et nulle soif des chairs !
Mais songer seulement aux saintes des verrières,
Aux femmes des portraits, aux vierges des missels,
Aux reines de légende, aux béguines tourières,
— Des anges, dirait-on, à peine corporels ! —
Et rêver avec l’une une amitié très douce
Parce qu’elle a semblé plus pâle et qu’elle tousse…
Ah ! Cette toux, qui fait du mal comme un grand vent
Et qui vient me troubler de derrière les portes !
Une toux qu’on dirait pleine de feuilles mortes
Et qui ventile au loin les dortoirs du couvent !

VIII

Mon âme dans le rêve a trouvé plus de charmes
Car tout effort s’achève en perles de sueur
Qui nous semblent au front des couronnes de larmes.
Les bonheurs temporels, ce n’est pas le bonheur !
Et tout cela, sans joie et sans signifiance,
Qu’est-ce à côté du rêve auquel je me fiance ?
D’autres ont l’orgueil vain d’imposer leur vouloir
Et d’assembler la foule autour de leur parole ;
Fallacieux désir ! Naïve gloriole
Qui vient tenter mon âme en son grand nonchaloir !
Lors mon âme répond : « Je ne suis pas des vôtres. »
Chimère de vouloir être au rang des apôtres
Que le peuple louange et met sur des pavois,
Sans délayer son âme et délayer sa voix.
Mais si totalement qu’en soi-même on abdique
Pour se garder du moins une âme véridique,
Si débile qu’on semble et si distant qu’on soit,
Peut-être qu’on exerce un pouvoir malgré soi,
Car la force souvent est bénigne et se laisse
Conduire ou mitiger par la toute-faiblesse.
Ainsi la lune, à son insu, du haut de l’air,
Toute loin qu’elle soit du tumulte des houles,
Attire avec ses yeux la douleur de la mer…
Mon âme, sois ce clair de lune sur les foules..

IX

Aux vitres de notre âme apparaissent le soir
Des visages anciens demeurés dans le verre ;
Leur souvenir, malgré le temps, y persévère,
Visages du passé qu’on souffre de revoir :
Fronts sans cesse pâlis ; lèvres déveloutées ;
Yeux couverts chaque jour d’ombres surajoutées
Et qui dans la mémoire achèvent de mourir…
Visage d’une mère ou visage de femme
Qui jadis ont vécu le plus près de notre âme.
Encor si l’on pouvait un peu les refleurir
Ces faces, dans le verre, à peine nuancées
Et voir distinctement leurs traits dans nos pensées !

Faces mortes toujours près de s’évanouir
Et sans cesse émergeant, — sitôt qu’on les oublie, —
Au fil de l’âme, en des détresses d’Ophélie
Dont les cheveux de lin ont un air de rouir…
Ah ! Comment essayer d’avoir un peu de joie
Quand les vitres de l’âme aimante sont de l’eau
Où reparaît sans cesse et sans cesse se noie
Un doux visage intermittent dans un halo !

X

Combien de souvenirs anciens, combien de choses
Se dédorent en nous aux limbes de l’oubli ;
Le missel ne sait plus la page où fut le pli,
Le jardin ne sait plus où sont mortes les roses.
Combien de souvenirs qui sont des pastels nus,
Portraits évaporés dont se brisa le verre,
Nous étant maintenant comme des inconnus
Où la mort du couchant seule se réverbère…
Combien de souvenirs, mais si vite oubliés !
La rivière bientôt dilue en son eau triste
Le reflet balancé des heureux peupliers.
Ah ! Comme tout s’en va ! Comme rien ne persiste !

Comme tout cet amas en nous de vieux décors
Pâlement restitue au fond de la mémoire
Un peu de la féerie en gaze rose et noire ;
Et comme l’air lui-même est oublieux des cors
Qui firent, dans des soirs éloignés, violence
À la virginité pensive du silence ;
Mais l’air en garde à peine un souvenir rosé ;
L’air est non moins guéri, non moins cicatrisé
Que de quelque blessure infime d’ariette…
Comme tout se déprend ! Comme tout s’émiette !

XI

Heures tristes de l’âme : états intermédiaires
Où l’âme ne sait plus définir ses ennuis
Ni trier l’ancien buis fané du nouveau buis ;
Heures vagues où monte un chant de lavandières,
Mais quels linges leurs mains trempent-elles dans l’eau :
Nappes d’autels, rochets des grand’messes pascales
Ou batistes de nos armoires conjugales ?
Heures d’aspect confus : automne ou renouveau ?
Est-il du soir ou du matin, ce crépuscule ?
Il neige : mais c’est-il des fleurs ou des flocons ?
Est-ce un malheur qui vient ? Un malheur qui recule ?
Quel est le clair-obscur où nous équivoquons ?

Heures où l’âme voit, à travers les persiennes,
Tandis qu’elle s’éveille en sa chambre sans bruit,
Filtrer et se couler des clartés mitoyennes ;
Entre-t-on dans le jour ? Entre-t-on dans la nuit ?

XII

Heures troubles de l’âme aux multiples échos
Où pour des riens : un peu de cloches dans la brume,
La douleur des métaux, au loin, sur quelque enclume,
Le bruit mouillé de deux rames à temps égaux
Qui fauchent le silence au long d’une rivière,
Heures troubles où pour ces riens l’âme s’émeut
Et trouve un air étrange à l’ambiance entière :
Ainsi le soleil luit ; pourtant voilà qu’il pleut !
Et ces oiseaux, là-bas, volant devant les portes,
Qui font des croix avec l’ombre de leurs vols noirs !
Le parfum qu’on croyait latent dans les mouchoirs
Hante comme un retour de l’âme des fleurs mortes…

Tout devient nostalgique et commémoratif ;
Le jet d’eau raccourci prend la forme d’un if ;
La fumée, au-dessus du douteux paysage,
Doucement se déroule en langoureux tissu
Où menace, dans l’air, un texte entr’aperçu,
Et, dans la lune pâle, on a peur d’un visage.

XIII

Mon âme sent parfois dans le soir équivoque
Des ombres s’appuyer sur elle ; et l’on dirait
Qu’à côté du bon rêve ordinaire apparaît
Un mauvais rêve qui par gestes le provoque ;
L’âme, tout en suspens, les regarde marchant
Et, muette, s’allonge autour d’eux comme un champ…
Vont-ils atermoyer pour un peu leurs querelles ?
L’un erre, apprivoiseur de blanches tourterelles,
Qui mettent dans un coin de mon âme l’émoi,
La fraîcheur de leur queue en éventail de neige.
L’autre passant, par on ne sait quel sortilège,
Attire des essaims de grands corbeaux en moi
De qui le vol s’égrène en douloureux rosaire ;
Et je sens dans mon âme, où s’amasse le soir,
Devant ces deux témoins riant de ma misère,
Recommencer sans cesse un combat blanc et noir.

XIV

Le sommeil remédie aux amers nonchaloirs,
Le sommeil remédie au mal qui nous arrive
Et ceint de nénuphars le front à la dérive ;
Câlin, il nous entraîne entre ses talus noirs
Et, doucement, on sent de l’eau dans sa mémoire
En qui s’est délayé tout ancien souvenir,
Et c’est noyer son mal que d’ainsi s’endormir !
On s’enfonce dans l’eau tranquille qui se moire
Pour aller reposer dans le néant du fond
Où plus rien, jusqu’à nous, du passé ne pleuvine ;
Et c’est, — ce bon sommeil où notre âme se fond —
D’une facilité d’oubli presque divine

XV

Les jours sont arrivés où dans l’âme il a plu
En une pluie interminable et monotone ;
L’âme souffrante a son équinoxe d’automne…
C’est fini le soleil où l’ennui s’était plu,
Le bon soleil sur les vitres toutes lamées
D’or vierge ; c’est fini la jeunesse et l’avril !
Et revoici la pluie imbibant les fumées
Qui sur les toits ont l’air de partir pour l’exil.
On sent que toute joie à présent est enfuie !
À quoi peut-il servir qu’on se reprenne encor ?
À quoi peut-il servir qu’on sonne encor du cor ?
Le son exténué se traîne dans la pluie
Et le son dans la pluie erre comme un radeau.
Ah ! Cette pluie en nous ! C’est comme une araignée
Qui tisse dans notre âme avec ses longs fils d’eau
Inexorablement une toile mouillée !
Sans cesse cette pluie à l’âme, ce brouillard
Qui se condense et fond en bruines accrues ;
Comme on a mal à l’âme, et comme il se fait tard !
Et l’âme écoute au loin pleuviner dans ses rues…