Wieland peine donc à sa forge,
Peine et rêve tout ensemble.
Le brasier grésille et flambe ;
Le fer sanglant en lèpre d’or s’écaille
Sous la dent des tenailles
Qui le happent ;
L’enclume tremble ;
Le lourd marteau, brandi à la volée,
Frappe et jappe!
Et s’élève et retombe,
Et fait jaillir dans l’ombre
Gomme un sang de bataille
En rosée d’étincelles ;
Le fer ductile
S’aplatit et s’allonge à chaque coup porté ;
S’étale et se replie, comme roulé ;
S’affaisse encor, se masse martelé ;
S’amenuise et s’effile :
C’est une épée!
Au grand rire juvénile et mâle
Le cri de l’eau, qui siffle et bout
Autour du fil qu’on trempe,
Se mêle et monte en vapeur à sa joue.
Ainsi un râle
Se fond, crachant l’insulte, au cri de la victoire ;
Wieland essuie la sueur de sa tempe :
Voici fait avant l’aube le travail matinal.
Et maintenant, debout sur le seuil de sa forge,
Il boit l’haleine du monde à pleine gorge,
Bras étendus, mains jointes, appuyé au marteau;
Il s’étonne d’être ivre
Et s’adosse au linteau :
Car l’aurore se lève empourprée
Plus matinale que la veille,
Il est ivre de vivre !
Tout croît : le jour clair et les vertes feuilles
Et sa force en lui et l’herbe drue des prés
Et la mer qui bondit au-dessus des écueils,
Tout là-bas, diaprée.
Son sang bat encor le galop du marteau :
Il est ivre!
Au long de son bras, s’il l’étend,
Les beaux muscles palpitent,
Roulent et s’enflent, s’il le reploie;
Et l’air en sa narine est de la joie.
Enveloppe son torse,
Savoureux comme une eau à sa soif enfiévrée ;
Il est ivre de force et défaille enivré !
« Ne suis-je digne de mon idée ?
Et de brandir l’épée que je forge ?
Voici ma jeunesse et ma force
En mes mains inactives
Comme un fuseau vidé…
Ne puis-je lever la tête et vous suivre,
Nuées grises !
Sans qu’un sanglot m’étreigne à la gorge ?
Et me faut-il choisir
Entre cette rumeur en les feuilles de la brise
Et le chant de ma forge ?
J’écoute mon âme vagir,
Comme un enfant né d’hier
Ne puis-je vouloir, jusqu’à agir!
De quoi serais-je fier ?
Ne puis-je créer mon destin ?
Ai-je perdu l’oeuvre de mes mains?… »
Il est ivre, il le sait,tout l’horizon tourne;
Il a fermé les yeux et, les rouvrant, regarde;
Mi triste, mi joyeux, il regarde
L’Aurore et le Printemps qui montent, côte à côte,
Le long du val fleuri vers la forêt bavarde :
L’eau bouillonne et saute
En tourbillons, à ses pieds mêmes,
Cerclant une île frêle ;
La brise capricieuse vire ;
Les herbes s’entremêlent,
Se délacent et se redressent, comme allégées d’un pas ;
Un vol de cygnes, là-bas.
Tourne et se perd au loin ;
Et, s’il lève la tête,
La cime du mont bleuté baigne en la brume inquiète
Qui s’effile au ciel clair
Et se noue en couronne,
Et ses yeux s’en étonnent
Comme s’ils redoutaient de s’y plaire ;
Et, plus près,
La fumée de sa forge
S’allonge et plane en boucles pâles au-dessus d’elle!
Cette foi en son rêve se dissipe en angoisse ;
Toute son âme est nouvelle!
L’Épée qui gît dans l’herbe qu’elle froisse
Lui parait droite et décidée
Naïve et courte, vaine et brutale.
Étroite,
Comme une jeune idée…
Wieland s’est assis inactif sur son seuil,
Et son âme nouvelle renie son jeune orgueil ;
Son idée est obscure et sa pensée est lasse
Et ses yeux mi-fermés vont suivant l’eau qui passe
En remous tournoyants dont le jeu l’émerveille ;
Il serre contre lui le manteau de sa peine,
Moins légère que la veille,
Moins lourde que demain ;
Il est las et s’étonne que son oeuvre soit vaine
Et se croise les mains