« Le soleil a paru : sa clarté menaçante
Du fer des boucliers jaillit en longs reflets.
Les guerriers sont debout, immobiles, muets ;
Ils pressent de leurs dents leur lèvre frémissante.
Tous, pleins d’un vague effroi qu’ils ont peine à cacher,
Attendent le péril, sans pouvoir le chercher.
Moment d’un siècle ! Horrible attente !
Ah ! Quand donnera-t-on le signal de marcher ?
Vieillard, garde ton rang… Mais il court, il s’écrie :
« Le signal est donné de vaincre ou de mourir ;
Ma vie est mon seul bien, je l’offre à la patrie :
Liberté, je cours te l’offrir. »
Opprobre à tout guerrier dans la vigueur de l’âge,
Qui s’enfuit comme un lâche en spectacle au vainqueur,
Tandis que ce vieillard prodigue avec courage
Un reste de vieux sang qui réchauffait son cœur !
Sous les pieds des coursiers il se dresse, il présente
Sa barbe blanchissante,
L’intrépide pâleur de son front irrité ;
Tombe, expire ; et le fer, qu’il voit sans épouvante,
De sa bouche expirante
Arrache avec son ame un cri de liberté.
Liberté ! Liberté ! Viens, reçois sa grande ame !
Devance nos coursiers sur tes ailes de flamme ;
Viens, liberté, marchons. Aux vautours dévorans
Que nos corps, si tu veux, soient jetés en pâture :
Il est cent fois plus doux de rester dans tes rangs,
Vaincus, morts et sans sépulture,
Que de vaincre pour les tyrans.
Gloire à nous ! Gloire au courage !
Gloire à nos vaillans efforts !
A nous le champ du carnage !
A nous les restes des morts !
Rapportons dans nos murailles
Ceux qu’aux glaives des batailles
Le dieu Mars avait promis :
Citoyens, voilà vos frères !
Ils ont pour lits funéraires
Les drapeaux des ennemis.
Survivre à sa victoire, ô douce et noble vie !
Mourir victorieux, ô mort digne d’envie !
Il rentre sans blessure, et non pas sans lauriers,
L’heureux vengeur de nos dieux domestiques.
Quels bras reconnaissans ont dressé ces portiques ?
Que de fleurs sur ses pas ! Que d’emblèmes guerriers !
Le peuple, aux jeux publics où ce héros préside,
Se lève devant son appui ;
Le vieillard lui fait place, et la vierge timide
Le montre à sa compagne en murmurant : c’est lui !
Il rentre le vainqueur, mais porté sur ses armes.
Est-il pour son bûcher d’appareil assez beau ?
Pour le pleurer est-il assez de larmes ?
Est-il marbre assez pur pour orner son tombeau ?
Ses exploits sont chantés, sa mémoire est chérie ;
Il monte au rang des dieux qu’adore la patrie.
Elle comble d’honneurs ses mânes triomphans,
Et son père, et ses fils, et sa famille entière,
Et les enfans de ses enfans
Dans leur postérité dernière. »
Debout, la lyre en main, à l’aspect des deux camps,
Ainsi chantait le vieux Tyrtée.
Pour la Grèce ressuscitée
Que ne puis-je aujourd’hui ressusciter ses chants !
Je vous dirais, ô grecs, ressemblez à vos pères :
Soyez libres comme eux, ou mourez en héros.
Jadis vous combattiez vos frères,
Et vous combattez vos bourreaux.
Ils viennent ! Aux clartés dont la mer se colore
J’ai reconnu leurs pavillons.
Quel volcan a lancé ces épais tourbillons ?
Dans l’ombre de la nuit quelle effroyable aurore ! …
La dernière pour toi, que la flamme dévore,
Chio, tu vois tomber tes pieux monumens.
Ils tombent ces palais que l’art en vain décore ;
Et de ces bois en fleurs, où de tendres sermens
Hier retentissaient encore,
Sortent de longs gémissemens.
Ouvrez les yeux, ô grecs ! O grecs, prêtez l’oreille :
Vous verrez le tombeau, vous entendrez les cris
De tout un peuple qui s’éveille,
Poursuivi par le fer, la foudre et les débris ;
Vous verrez une plage horrible, inhabitée,
Où, chassé par les feux vainqueurs de ses efforts,
Le flot qui se recule en roulant sur des morts,
Laisse une écume ensanglantée.
Vengez vos frères massacrés,
Vengez vos femmes expirantes ;
Les loups se sont désaltérés
Dans leurs entrailles palpitantes.
Vengez-les, vengez-vous ! … Ténédos ! Ténédos !
Deux esquifs à ta voix ont sillonné les flots :
Tels, vomis par ton sein sur la plaine azurée,
S’avançaient ces serpens hideux,
Se dressant, perçant l’air de leur langue acérée,
De leurs anneaux mouvans fouettant l’onde autour d’eux,
Quand la triste Ilion les vit sous ses murailles,
À leur triple victime attachés tous les deux,
La saisir, l’enlacer de leurs flexibles nœuds,
L’emprisonner dans leurs écailles.
Tels et plus terribles encor,
Ces deux esquifs de front fendent les mers profondes.
De vos rames battez les ondes,
Allez, vers ce vaisseau cinglez d’un même essor.
L’incendie a glissé sous la carène ardente ;
Il se dresse à la poupe, il siffle autour des flancs ;
De cordage en cordage il s’élance, il serpente,
Enveloppe les mâts de ses replis brûlans ;
De sa langue de feu, qui s’alonge à leur cime,
Saisit leurs pavillons consumés dans les airs,
Et, pour la dévorer, embrassant la victime
Avec ses mâts rompus, ses ponts, ses flancs ouverts,
Ses foudres, ses nochers engloutis par les mers,
S’enfonce en grondant dans l’abîme.
Ah ! Puisses-tu toujours triompher et punir !
Ce sont mes vœux, ô Grèce, et, devançant l’histoire,
Jadis l’heureux Tyrtée eût prédit ta victoire.
Alors c’était le temps cher à ton souvenir,
Où les amans des filles de mémoire,
Comme dans le passé lisaient dans l’avenir.
Mais du jour qu’infidèle à ces vierges célestes,
Leur hommage adultère a cherché les tyrans,
Du jour qu’ils ont changé leurs parures modestes
Contre quelques lambeaux de la pourpre des grands,
Qu’ils ont d’un art divin profané les miracles,
En illustrant le vice, en consacrant l’erreur,
À leur bouche vénale Apollon en fureur
A ravi le don des oracles.
Condamne-toi, ma muse, à de stériles vœux :
Mais refuse tes chants aux oppresseurs heureux.
Que de la vérité tes vers soient les esclaves ;
De ses chastes faveurs faisons nos seuls amours ;
Sans orgueil préférons toujours
Une pauvreté libre à de riches entraves ;
Et si quelque mortel justement respecté
Entend frémir pour lui les cordes de ma lyre,
Ô ma muse ! Qu’il puisse dire :
« S’il ne m’admirait pas, il ne m’eût pas chanté ! »