Le rap est arrivé en France au début des années 80, avec des débuts encore très tâtonnants. Être rappeur à part entière ne fait alors pas encore entièrement partie du paysage musical français. Encore grandement mené par des artistes de variété, les codes du rap peinent à trouver leurs marques. Il faudra attendre les années 90 pour voir se développer de véritables carrières de rappeurs, dans ce qu’on appellerait un « âge d’or ».
Le rap comme organisation communautaire : les crews
On l’a vu, le rap des années 80 est encore un rap de divertissement. Il véhicule des messages très légers, et n’a en premier lieu pas l’ambition de dénoncer le système.
A cet égard, Afrika Bambataa, un DJ new-yorkais connait un succès mondial phénoménal, parsemant le monde de sa Zulu Nation : une musique hip-hop pour le bien, et pour répandre la paix. L’idée est de faire de tout ce mouvement quelque chose d’éminemment positif et bon, sous la devise « Peace, love, and having fun ». Le mouvement a quelque chose de très religieux en tant qu’il influe sur les mœurs, mais il a le mérite d’être un tremplin de taille dans la popularisation du hip-hop, notamment en France où il arrive par le biais de Dee Nasty – qui tient par ailleurs l’orthographe de son nom d’une dédicace d’Afrika Bambataa l’ayant écrit de la sorte. La Zulu Nation connaîtra néanmoins un déclin à partir de 1987. Et pour cause, le hip-hop, tout du moins en France, prendra un tournant tout à fait différent.
Nous avions déjà parlé des block parties de La Chapelle, qui étaient un lieu de réunions régulières pour les amateurs de hip-hop dans les années 80. Là où se rencontraient DJ’s, graffeurs, b-boys et b-girls (le nom que l’on attribué aux breakdanceurs), beatboxeurs et enfin rappeurs, ont été également le lieu de rencontre de ce qu’on appellera des « crews », parmi lesquels on compte NTM ou Assassin.
Avant d’être des artistes solo, les rappeurs se réunissent en groupes, souvent accompagnés de danseurs et de DJ évidemment, puisque le hip-hop se veut être le lieu de rencontre de toutes ces formes d’art. Des crews florissent à droite à gauche, et collaborent entre eux même à échelle internationale. Evidemment, Internet n’existant pas à cette époque, c’est par le biais de lettres que les artistes français échangent avec des artistes belges ou québécois pour ce qui est des francophones, mais également italiens ou allemands. Ces moyens d’expressions dépassent la seule barrière de la langue : il y a une sorte de compréhension tacite entre les rappeurs à travers le monde entier, ils ont le sentiment de vivre les mêmes choses et de se retrouver autour de la même musique, de la même culture. Cette culture alternative, ils la revendiquent, et la brandissent comme étant l’expression de leur identité commune, qui se refuse aux stigmatisations qu’on lui accorde.
Être rappeur, une véritable vocation
Car de la stigmatisation, le monde du hip-hop en subit. Evidemment grandement mené par des minorités ethniques ou économiques, il subit les conséquences d’un racisme et de discriminations. C’est un préjugé que l’on entend encore aujourd’hui, lorsqu’Eric Zemmour affirme que « le rap est une sous-culture », soit que le rap est de ces musiques qui ne sont pas issues d’une culture bourgeoise, ou tout du moins une culture blanche : il s’agit là d’établir une hiérarchie dans les cultures, jugeant que l’une est meilleure qu’une autre en raison de biais occidentalo-centrés. Or à l’époque, c’était la pensée de la majorité, ou tout du moins des médias et des maisons de disques, soit ceux qui détiennent le pouvoir de la diffusion de musique. Et c’est précisément le caractère très indépendant et autonome du rap des années 90 qui fait sa considération comme étant le moment majeur de l’histoire du rap français : pleins d’une rage et d’une hargne de se faire entendre en dépit des frontières imposées, les rappeurs investissent tout leur être dans leur musique, avec en tête un modèle étatsunien parfois peut-être utopique du self-made-man, mais qui donnera toutefois lieu à la création de labels indépendants majeurs tels que Time Bomb, Double H ou 45 Scientific. Être rappeur devient véritablement une affaire sérieuse, une profession à temps plein, on envisage le rap comme une carrière et non plus seulement comme un divertissement.
Ce qui fera un premier pas vers la sortie de cette stigmatisation massive, poussant les maisons de disques à ignorer tout bonnement cette sphère florissante qu’ils considéraient alors comme un seul effet de mode risible, c’est la sortie de la compilation Rapattitude, en 1990. Produite par un sous-label de Virgin Records, elle est la première compilation de rap français, et connaît un grand succès. On y trouve Supreme NTM, Dee Nasty et Assassin notamment, et le disque se vend si bien qu’il oblige les maisons de disques à se saisir plus sérieusement d’un phénomène qu’ils avaient jusqu’alors trop méprisé. Evidemment, elles se disent que malgré l’effet de mode, il s’agit d’une tendance suffisamment marquante pour être intéressante financièrement. Motivées par des intérêts pécuniaires, les maisons de disques s’arrachent de plus en plus les rappeurs, qui jusqu’alors enregistraient dans de vétustes studios : NTM signe chez Sony et IAM chez Virgin.
De la stigmatisation à l’acceptation du rap
Si les maisons de disques se plient à la tendance pour remplir leurs caisses, en revanche les médias, eux, ont du mal à suivre le mouvement, et maintienne un œil très critique sur le rap français, qu’ils limitent à des « yo ! » et des injures, une authenticité jugée trop vulgaire pour être mise en avant. Et pour cause, le rap de NTM, Assassin ou IAM est un rap politique : il affirme des revendications, dénonce des abus de pouvoir, des stigmatisations, en bref, il raconte le quotidien d’une partie de la population avec des mots crus. Ce que les médias jugent comme étant une incitation à la violence, les minorités y voient plutôt des mots criés tout haut alors qu’ils le pensaient encore tout bas. Alors leur musique plait, à un cercle s’élargissant de plus en plus, de celui des banlieues, à celui de Paris même, puis de la province.
Celui qui marquera véritablement l’acceptation du rap dans la sphère plus large, c’est MC Solaar. Effectivement, son rap est moins virulent, moins politique. Il a un côté un peu plus « acceptable » et festif, avec des titres tels que Bouge de là ou Qui sème le vent récolte le tempo, qui sont de véritables succès, le poussant à fouler les planches de la scène pour une tournée européenne et africaine. Il samplera en 1995 une chanson de Serge Gainsbourg, Bonnie and Clyde pour son titre Le Nouveau Western, obligeant de ce fait un pont entre le rap et la variété française, puis la même année il posera sa voix sur la bande son du fameux film La Haine, et enfin, sera récompensé d’une Victoire de la musique pour l’artiste interprète masculin de l’année.
L’année 1996 est importante en tant qu’elle est l’année de l’entrée en vigueur de la loi du 1er février 1994, imposant aux radios privées de diffuser aux heures d’écoutes significatives 40% de chansons francophones, dont la moitié de nouveaux talents et nouvelles productions, le CSA considérant comme « nouvelle production », « toute création discographique pendant un délai de six mois pour les albums et les singles non extraits d'albums, et de trois mois pour les singles extraits d'albums, à compter de la date de leur première commercialisation ». Tout naturellement, cette nouvelle loi est tout à fait opportune pour le rap français, qui trouve là une nouvelle façon de se diffuser. Or dans les années 90, bien que la télévision connaisse alors un essor monumental, que l’on appellera également « âge d’or de la télévision », la radio demeure un médium incontournable, notamment dans la musique, où il reste toujours plus important que la télévision. Obtenir une diffusion sur ces heures d’écoute, c’est obtenir une visibilité qui n’avait alors d’égal : le rap devient véritablement accessible.
Les années 90, l’âge d’or du rap français
Le rap atterri progressivement de façon presque indifférenciée dans tous les milieux du fait de cette distribution massive via la radio : cadres comme ouvriers, parisiens comme habitants des banlieues consomment du rap, et affluent vers des géants de distribution musicale multiplateformes - parmi lesquels le fameux Virgin Megastore des Champs-Elysées. Quand des intérêts monétaires entrent en jeu, il n’est plus question de s’attarder sur le caractère politique et virulent que l’on attribue au rap, dans une certaine limite du mainstream tout de même. Le hip-hop entre ainsi dans le quotidien des français, dans une perpétuelle ambivalence oscillant entre la stigmatisation des disciplines « de rue », considérées comme vectrices de violence et encourageant à la délinquance, et l’attrait généralisé pour ce monde nouveau, libre, et indépendant qui ne peut que séduire ses auditeurs tant il incarne cette expression affranchie de toute injonction.
Ainsi, les années 90 connaîtront de multiples formats mettant en valeur le rap : les DJ s’investiront pour diffuser leurs musiques tant en set en boîte de nuit que sur des compilations ou des albums co-produits - on pense notamment à Cut Killer aux côtés de Lunatic, avec le titre phare Le crime paie ; mais également des émissions de télévisions telles que RapLine, qui accueillera notamment Kery James, Ministère A.M.E.R, Assassin, ou encore IAM. Une accumulation lente mais certaine de circonstances qui permettront enfin au rap de s’affirmer dans la scène musicale francophone, dans une authenticité pure du fait de motivations alors uniquement artistiques et non pécuniaires. Un âge d’or donc, qui fera des artistes de cette ère les légendes d’aujourd’hui.
Retrouvez l'épisode 1 : L’histoire du rap français - De Sugarhill Gang du New Jersey à Dee Nasty des block parties de La Chapelle