L’histoire du rap français Ⅰ Episode 1 - De Sugarhill Gang du New Jersey à Dee Nasty des block parties de La Chapelle

Publié le: 09/07/2020 17:54
Mis à jour le: 05/10/2020 12:27
Comment le rap est-il arrivé en France ? Si aujourd'hui il s'agit sans conteste du genre musical le plus écouté de l'hexagone, il a dû passer par un chemin plein d'embûches qui ne lui laissait nullement présager un tel succès. Retour sur la genèse du rap français.

Quiconque s’étant lancé dans le rap dans les années 80 répondra du même propos : tout à commencé avec un disque des Sugarhill Gang. Et pour cause, leur titre Rapper’s Delight, sorti en 1979, et qui constitue en fait un medley de punchlines formulées lors de block parties, traverse l’Atlantique et s’est déposé comme une fleur parmis nos disquaires, où il s’écoule à plus de 600 000 exemplaires. Le groupe est même reçu sur le Collaro Show, et quand on sait qu’à cette époque il n’existait que 3 chaînes de télévision, donc peu de possibilité de zapper, il est évident que tout le monde en a entendu parler. Impossible de passer à côté donc, et c’est précisément ce titre qui inspirera la scène française, après toutefois un long moment avant que le rap ne soit ne serait-ce qu’à peu près socialement accepté : à l’annonce du nom des invités, l’animateur annonce « Chez-nous, on n’aime pas les gangs ! »

 

Cette mise à distance des médias n’est pas le fruit du hasard : le rap, dans son origine, n’est en fait même pas considéré comme un genre à part entière. En réalité, il est perçu comme du funk-parlé, puisque ce sont des instrumentales de funk qui servent de bases sur lesquelles posent d’abord les artistes qui s’y tentent - les Sugarhill aux Etats-Unis ne faisant pas exception. Or la funk est mal perçue par les médias et la sociétés en raison de son rapport aux minorités afro-américaines, dont elle est originaire. Cette musique très dansante fait l’objet de critiques, n’étant pas considérée comme de la vraie musique, dans une société où la variété prédomine sur tout.

 

Mais ce funk-rappé a quelque chose de plaisant : il véhicule des messages positifs, ouverts, et assez pacifiques dans un premier temps. Il traduit si bien les plaisirs de la vie qu’il est même considéré comme la musique du diable. Néanmoins tout reste encore marginal en cet instant, on ne comptera entre 1979 et 1981 qu’une douzaine de titres de ce style. 

 

Le premier titre de rap français est produit par… un groupe de variété française

 

« 5h du mat j’ai des frissons, je claque des dents et j'monte le son / Seul dans mon lit dans ces draps bleus froissés, c’est l’insomnie j’ai le sommeil cassé / Je perds la tête mes cigarettes sont toutes fumées dans mon cendrier »

 

Un premier véritable tournant sur la scène française elle-même se trouve dans ce morceau de Chagrin d’amour - loin d’être un groupe de rap, mais bien de variété - Chacun fait c’qu’il lui plait, sorti en 1981. Le titre raconte dans un franc-parler assez simple l’histoire d’un jeune débauché, entre sexe, alcool et ennuis avec la police, et la France adhère totalement. Le titre est vendu à plus de 3 millions d’exemplaire, inspirant de fait bon nombre d’artistes. Mais la France ne connait encore rien du rap : ceux qui tentent de s’y aventurer ne font que de vulgaires imitations de Chacun fait c’qu’il lui plait, avec cette même idée de storytelling, pensant que c’était ce concept là qui faisait le succès d’un titre, ou que c’était précisément cela que l’on appelait rap. L’année 1982 verra ainsi naître une trentaine de titres dans la même veine, sans qu’aucun ne se démarqua véritablement. Pour autant, ce passage fera découvrir le rap à bon nombre d’auditeurs et d’artistes. Mais les chanteurs ne comprennent pas encore que le rap dispose de codes à exploiter, tout droit venus des Etats-Unis.

 

Certains chanteurs de variétés se laisseront ainsi tenter le temps d’un morceau ou deux par le rap - parmi lesquels Annie Cordy, qui attire l’attention avec son titre Et je smurfe : rien n’est anodin dans ce morceau. Il est pour le moins surprenant de voir une femme blanche, une chanteuse de variété, user de ce vocabulaire très propre au hip-hop et encore très réservé à une communauté issue de minorités ethniques. Alors le titre est un succès, mais demeurera une exception parmi tous ceux qui se seront tenté au style. Les artistes ne cherchent pas plus que ça à s’investir dans ce monde là car ils n’en connaissent pas tous les tenants et aboutissants, et se complaisent dans l’idée qu’il ne s’agira que d’un effet de mode.

 

Une première vague pour le rap : Sidney et son émission H.I.P H.O.P

 

Celui qui changera la donne en France, c’est Sidney. DJ de formation, puis animateur radio, ce jeune homme sera le premier, en 1984 à animer une émission dédiée à la culture urbaine au monde, avant même les Etats-Unis : H.I.P H.O.P. Le concept de l’émission provient de cette mouvance hip-hop qui émerge mais qui reste très américanocentrée, d’un monde qui est encore très méconnu de tous, et particulièrement des médias qui méprisent tout ce qui peut provenir « de la rue ». Néanmoins, on laisse à Sidney cette plage de 14 minutes tous les dimanches après-midi pour proposer un contenu visant à faire connaître cette culture hip-hop aux français.

 

Le hip-hop, ce n’est pas que le rap. C’est aussi le graffiti, le beatbox, les battles de danse ou encore le scratch. Tout un univers donc, que Sidney se charge de faire découvrir aux Français - sans aucune référence puisque rien de pareil n’existait sur la planète - le tout dans une ambiance légère et festive qui séduit largement le public. Il reçoit par ailleurs des stars internationales telles que Kurtis Blow, les fameux Sugarhill Gang, et même Madonna. En tant que précurseur dans le domaine, Sidney se forge une notoriété, et ce, même sur la scène internationale. Il raconte à ce sujet qu’il se faisait acclamer à son arrivée à New York : on l’avait érigé comme porte-parole d’un mouvement trop souvent tut, notamment aux Etats-Unis où la place publique ne laissait pas la voix aux noirs.

 

Rien de ce que Sidney présente ne rompt foncièrement avec d’une part les stéréotypes du hip-hop, et d’autre part avec la tradition d’alors se fondant sur l’électro-funk, mais ce n’était de toutes manières fondamentalement pas son intention. Cette émission, par son ton léger, a saisi l’intérêt de beaucoup, notamment de jeunes issus de l’immigration qui ne se retrouvaient dans aucun programme, et qui trouvaient pour une fois une culture qui leur parlait. De même, par ce passage hebdomadaire, il inscrit l’existence de cette culture dans l’esprit des Français.

 

Le rap comme nouveau moyen d’expression et de divertissement…

 

Et évidemment, la nouveauté plait fortement. Le rap et toute sa culture hip-hop est perçu comme un échappatoire, comme le rock l’a également été. Mais le rock devient trop répétitif, une partie de la population n’arrive plus à s’y reconnaître quand ils prennent connaissance de ce rap bien plus urbain. Un style musical qui n’existait pas jusqu’alors, qui a donc encore tout à inventer. Or quand il n’y a pas vraiment de limites, c’est la liberté totale. Et c’est dans cette liberté que les premiers adeptes de rap vont chercher à s’épanouir, au travers de paroles trash, osées, qui n’auraient leurs places nulle part ailleurs. Une façon de s’affirmer donc, que notamment les plus défavorisés n’avaient jamais connu auparavant. 

 

Ceux qui étaient jusqu’alors marginaux, exclus de la société se rassemblent et forment une culture qui leur est propre. Ils se réunissent sur des terrains vagues, autour du métro La Chapelle, qui devient un des lieux parisiens les plus hypes. Là se donnent rendez-vous graffeurs, break-danceurs, beatboxeurs, DJs, et enfin rappeur, pour s’amuser et s’épanouir dans cette nouveauté : on appellera ces lieux des block parties.

 

… Qui demeure malgré tout hautement stigmatisé

 

 Ils trouvent dans cet art une façon de survivre, de s’amuser mais en étant productifs. Alors le rap a quelque chose de très séduisant. Certains sautent le pas pour de bon : Dee Nasty est de ceux-là. Il auto-produit en 1984 son premier album de hip-hop  - contenant bon nombre de passages rappés - Paname City Rappin’. Face à l’impossibilité de le faire éditer en maisons de disques, qui sont alors très frileuses face au rap, il persévère de façon autonome, allant même jusqu’à vendre son disque de main à main, à la Fête de la musique au Trocadéro, puis à Londres - où il se vend sensiblement mieux qu’en France. Le projet est désormais introuvable en France, si ce n'est sur Internet. Il se cantonnera par la suite au DJing, toujours dans le hip-hop, faisant de lui une tête de file dans ce domaine. Il ne sera évidemment pas le seul à être confronté à ce mur : avant lui, Interview s’était tenté à l’expérience avec Salut les salauds… en vain. Il aura fallu l’éditer en Belgique, qu’il traverse l’Atlantique et qu’il y connaisse un succès monstre avant que les maisons de disques n’acceptent de le diffuser en France après réexportation

 

L’émission de Sidney avait cessé d’être diffusée en 1984, mettant un terme à l’approbation des médias de ce nouveau genre musical. La première vague connaît sa fin, l’opinion publique se remet à mépriser le rap, le rendant à nouveau marginal, en tous cas en surface. On sort de ce milieu des années 80 sans véritable artiste s'auto-proclamant "rappeur".

 Les blocks parties elles, continuent d’être des lieux de rassemblement importants, et verront naître une deuxième vague de rappeurs, sensibles à ses influences musicales d’origine, mais qui y verront l’occasion de lui faire porter un message bien plus politisé et engagé : Supreme NTM, Assassin, ou encore IAM.

 

Yassmine Haska