Sa déprime avait commencé le jour où il a plu sur Evian, plu sur le lac, le golf, la promenade qui longe l'eau grise aux heures balayées par un vent froid.
Il avait décidé d'aller là, presque par hasard, parce que de temps en temps les endroits se rencontrent, les yeux se croisent, les mains se posent... La vie qui vous jouait des tours. Camille était restée à Paris, heureuse ou faisant semblant de l'être... Elle se voulait seule, le souhaitait loin.
Sa chambre à Evian donnait sur le lac. Il se sentait d'humeur à écrire, ne faire rien d'autre qu'écrire, l'avait fait pendant les trois premiers jours, avait renoncé quand le temps sur les Alpes avait changé.
Dans un des longs couloirs de l'hôtel il avait aperçu Laura, il ne savait pas encore qu'elle s'appelait Laura, qu'elle tiendrait dans peu de temps sa vie entre ses bras, ferait de sa déprime un début de bonheur auquel depuis longtemps il n'était plus habitué.
Elle aussi avait choisi Evian, fuyait Paris et ses contraintes, un mari, un amant qui la rendaient morose quand elle y pensait... L'ennui au quotidien. Elle avait hésité longtemps, s'était dit que la mer et les îles c'était bon pour les autres, choisi les bords du lac Léman. Raphaël ne faisait pas partie de ses projets, mais les projets étaient une chose, la réalité toute autre... Elle allait bientôt être confrontée à cette dernière.
Il avait eu envie de lui parler parce qu'elle lisait "Belle du Seigneur", que c'était un de ses livres préférés, que cette femme seule assise dans un des fauteuils du salon avait une beauté, un charme, des gestes lents, des mains longues sans bijoux, des yeux à vous donner l'envie de vous perdre à jamais dans leur couleur profonde, bleu indéfinissable qui sûrement changeait à la lumière.
Il s'était senti séduit, attiré, charmé, avait oublié Camille qui faisait tout pour qu'il l'oublie. Laura ne faisait rien pour lui plaire, et moins elle en faisait, plus le monde autour d'elle chavirait ; elle appartenait à un autre univers, semblait être tombée d'une planète inconnue, éclairait de sa lumière les murs un peu passés de l'hôtel où tous les deux n'avaient pas choisi de se rencontrer.
Elle l'avait trouvé étrange, comme déplacé dans cet univers désuet, n'avait pas hésité à répondre quand il lui avait adressé la parole, s'était dit qu'après tout c'était peut-être les lieux qui vous choisissent, le destin qui pointait de temps en temps son doigt pour dire regardez-vous, laissez-vous aller, ne faites rien pour ne pas courir l'un vers l'autre si vous sentez que l'inéluctable est en marche. Ils n'avaient pas encore parlé d'eux, ne faisaient référence qu'aux bouquins qu'ils aimaient, se disaient qu'au fond ils avaient le temps, tout le temps.
Camille n'avait pas téléphoné.
Raphaël ne s'en étonnait pas, c'était le contraire qui l'aurait surpris, désagréablement surpris.
Laura sentait qu'elle devenait une autre, réceptive, capable à nouveau de ne pas réfléchir, ne pas se poser de questions, profitait de l'instant pour l'instant, réalisait qu'elle avait depuis peu,
Imperceptiblement puis de façon beaucoup plus franche enfoui ses mauvais souvenirs dans une mémoire sans fond... Evian !... Qui aurait pu lui dire ?
Elle en aurait souri, haussé les épaules, n'y aurait jamais cru. Pourtant Raphaël était là, à côté d'elle ; ne la quittait plus depuis des heures, des jours, lui donnait toutes les raisons de ne pas retourner à Paris...
Lui aussi avait changé, jetait sur la vie des yeux différents, réalisait que sa déprime fichait le camp, et pourtant le mauvais temps était là, implacable.
Elle est rentrée sans lui, étonnée d'être aussi amoureuse qu'à quinze ans, laissant derrière elle une parenthèse ouverte souhaitant que ne lui vienne pas l'idée de la refermer à jamais.
Il avait promis de l'appeler, le ferait sûrement...
Impossible de préciser pourquoi mais elle était sûre qu'il tiendrait parole. C'est l'hiver depuis peu.
La promenade est déserte.
De temps en temps un homme passe, s'assoit sur un banc mouillé, a le visage qui s'illumine en pensant que sa déprime avait commencé le jour où il a plus sur Evian.
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