Barcelone, le soir, d'un mercredi à boire.
Petite rue près du port, restaurant Argentin.
Une enfilade de tables, un bandonéoniste.
A ses côtés une femme qui doit être sa femme,
Quelques amis, des proches qui entourent l'artiste
Des amis musiciens, des aficionados.
Compagnons bienveillants, Argentins tout de noir,
Tenues d'expatriés, rigueurs ambassadées.
Des clients satisfaits par avance réjouis,
Des habitués stoïques stoïquement habitués.
"Las carnes se comen, el vino se traga
El musico toca, el publico canta.
¡ Cosecha del alma, la musica llora
Me planto las unas y me como el pais !"
A gauche de l'entrée, une table, deux garçons
Vingt-deux ou vingt-trois ans, sagement captivants.
Discrètement, ils s'aiment, mais ils s'aiment sûrement.
L'un, des yeux, dévore l'autre, défiant la bienséance.
L'autre sourit au lointain de la salle qui s'élance.
Il sourit aux étreintes en caresses insistantes
Auxquelles, moins discrets, leurs pieds aimants se livrent.
Les deux garçons sourient, pensent-ils à eux deux,
À eux deux, seuls, plus tard dans la dérive du soir ?
Ils parlent, puis ils se taisent puis ils reparlent encore.
La musique déchirée en notes lacérées
Devient respiration torture et tentation.
Le vin lourd et charnu rassemble toutes les tables
En tâches pourpres qui unissent les corps et tous les diables.
Les yeux des deux garçons s'attirent et se désirent.
Plus rien n'a d'importance tant s'impose alentour
Jaillissante et sauvage 1'évidence de 1'amour.
Personne, pas même Dieu, nierait être troublé.
Le temps soudain s'arrête, on chuchotte et l'on guette.
D'un élan transportées, leurs bouches se dévorent
S'acharnant en baiser, leurs langues se confondent.
Et puis comme deux aimants devenus soudain contraires
Tout aussi vivement leurs lèvres se déssérent,
S'arrachant, s'éloignant elles lâchent et s'abandonnent.
Leurs yeux glissent et se fuient loin là-bas, loin de l'autre,
Loin de lui, loin de nous, vers ailleurs, loin, très loin.
Leurs visages s'opposent, et rien ne s'était passé.
Leurs pieds même sont rangés bien sagement scolaires,
Sur la table les mains posées sur les couverts.
Mais, brillantes leurs lèvres, tigées dans un sourire,
Et leur teinte rougie tendrement les trahit.
Mon regard sur eux prudemment s'éternise.
Je ne suis pas le seul à avoir vu la scène,
Et ceux qui ont tout vu font ceux qui n'ont rien vu. "Obscéne !"
Mes yeux sont attirés et piochent encore vers eux
Leur visage de jeunes hommes, leur image d'hommes heureux
Je souris, ils me voient, vont-ils le prendre mal ?
Je me lève, ils s'étonnent, et je m'approche, idiot.
Je me penche sur eux et je leur dis un mot
Ils éclatent de rire visiblement surpris,
Je retourne m'asseoir et c'est moi qui rougis.
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