Le vieil homme
Louis Aragon

Poème Le vieil homme

Moi qui n'ai jamais pu me faire à mon visage
Que m'importe traîner dans la clarté des cieux
Les coutures les traits et les taches de l'âge

Mais lire les journaux demande d'autres yeux
Comment courir avec ce coeur qui bat trop vite
Que s'est-il donc passé La vie et je suis vieux

Tout pèse L'ombre augmente aux gestes qu'elle imite
Le monde extérieur se fait plus exigeant
Chaque jour autrement je connais mes limites

Je me sens étranger toujours parmi les gens
J'entends mal je perds intérêt à tant de choses
Le jour n'a plus pour moi ses doux effets changeants

Le printemps qui revient est sans métamorphoses
Il ne m'apporte plus la lourdeur des lilas
Je crois me souvenir lorsque je sens les roses

Je ne tiens plus jamais jamais entre mes bras
La mer qui se ruait et me roulait d'écume
Jusqu'à ce qu'à la fin tous les deux fussions las

Voici déjà beau temps que je n'ai plus coutume
De défier la neige et gravir les sommets
Dans l'éblouissement du soleil et des brumes

Même comme autrefois je ne puis plus jamais
Partir dans les chemins devant moi pour des heures
Sans calculer ce que revenir me permet

Revenir

Ces pas-ci vont vers d'autres demeures
Je ne reprendrai pas les sentiers parcourus
Dieu merci le repos de l'homme c'est qu'il meure

Et le sillon jamais ne revoit la charrue
On se fait lentement à cette paix profonde
Elle avance vers nous comme l'eau d'une crue

Elle monte elle monte en vous elle féconde
Chaque minute. Elle fait à tout ce lointain
Amer et merveilleux comme la fin du monde

Et de la sentir proche et plus frais qu'au matin
Avant l'épanouissement de la lumière
Le parfum de l'étoile en dernier qui s'éteint

Quand ce qui fut malheur ou bonheur ce nomme hier
Pourtant l'étoile brille encore et le coeur bat
Pourtant quand je croyais cette fièvre première

Apaisée à la fin comme un vent qui tomba
Quand je croyais le trouble aboli le vertige
Oublié l'air ancien balbutié trop bas

Que l'écho le répète au loin
Voyons que dis-je
Déjà je perds le fil ténu de ma pensée
Insensible déjà seul et sourd aux prodiges

Quand je croyais le seuil de l'ombre outrepassé
Le frisson d'autrefois revient dans mon absence
Et comme d'une main mon front est caressé

Le jour au plus profond de moi reprend naissance