Les Deux Aveugles
Jules Lefèvre - Deumier

Poème Les Deux Aveugles

Nous étions à moitié de tout.
MONTAIGNE. Liv. I, chap. 27.

Au milieu de ces monts qui dominent l’Alsace,
Où de muets torrens, des abîmes de glace
Assiègent de dangers les pas du voyageur,
Où d’antiques ravins la profonde largeur
Semble, en se dérobant sous l’épaisseur des neiges,
Aux courses du chasseur tendre d’horribles pièges ;
Un vallon se déploie entre un double coteau.
Là, naquit autrefois dans un simple château
Deux enfans qu’on nommait Eudoxe et Léonie ;
De leurs yeux inclinés la vue était bannie,
Et leurs mères long-temps s’affligèrent sur eux.
Ils semblaient, aux regards qui surveillaient leurs jeux,
Vivre dans ce sommeil qui s’agite et se lève,
Et donne un air de vie aux mensonges d’un rêve.
Ils entendaient souvent comparer leurs appas,
Au coloris des fleurs qu’ils ne comprenaient pas :
Car en les respirant, leur naïve ignorance
Croyait que le parfum en était la nuance ;
Et ces jeunes enfans demandaient quelquefois
Quelle couleur avait leur haleine et leur voix.
Sans être frère et soeur, unis par leur naissance,
Et rapprochés encor par la même impuissance,
Ils s’aimaient, sans savoir qu’on pût vivre autrement :
Ce besoin de leur coeur n’était pas un tourment ;
L’amour était pour eux utile et salutaire,
Comme l’air qu’on respire, et l’eau qui désaltère.
Un jour, on leur apprit qu’un fer industrieux
Peut briser les liens qui captivent les yeux,
Et par un sens de plus compléter l’existence ;
Mais d’un art protecteur rejetant l’assistance :
Eh, que nous fait le jour pour nous en informer !
Nous ne voulons pas voir, nous voulons nous aimer.
S’il nous manque le jour, c’est qu’il nous est contraire :
De vivre l’un pour l’autre il pourrait nous distraire,
Et Dieu, qui fit le jour, ne l’a pas fait pour nous.
Pour les convaincre enfin, leurs mères à genoux,
Jurent qu’en se voyant on s’aime davantage ;
Plus d’obstacle : et le fer, qu’instruit une main sage,
D’un prodige incertain essayant les hasards,
Interroge la nuit, où dorment leurs regards.
Léonie entrevoit un rayon là première,
Mais son oeil aussitôt refusant la lumière,
Rentre dans son sommeil pour ne plus le quitter ;
Sur l’oeil de son amant le jour va s’arrêter,
Mais il ne s’éteint point au foyer qu’il éveille ;
Et ceux dont l’existence autrefois fut pareille,
Vont, sans se séparer, suivre un autre chemin,
Ainsi naissent parfois dans le même jardin
Deux rosiers, que n’a point visités la culture ;
La greffe se prépare à changer leur nature :
L’un renaît embelli du parfum de ses fleurs ;
L’autre aussi de la greffe a souffert les douleurs,
Mais il accuse un art pour lui seul sans prodige,
Et sous la même écorce il sent mourir sa tige.
L’enfant qui sur ses pieds commence à se mouvoir,
En apprend jour à jour l’usage et le pouvoir ;
Eudoxe apprit ainsi comment à la lumière,
Il fallait par degrés confier sa paupière.
Un bandeau la retient, et c’est avec lenteur
Qu’il en voit s’éclaircir le tissu protecteur.
Lorsqu’on lui découvrit la clarté toute nue,
Sa maîtresse était là pour être reconnue ;
Mais il chercha sa mère et tomba dans ses bras,
Et l’aveugle lui dit : Tu ne me vois donc pas ?
Il entra dans son coeur une flamme jalouse.
Eudoxe demandait à l’avoir pour épouse ;
Elle disait : Eudoxe, il me faudra mourir,
Tout ce que vous verrez je ne puis le chérir ;
Votre âme est libre, et moi la mienne est prisonnière,
Vous ne m’aimerez plus de la même manière ;
Entre nous deux déjà tout n’est plus partagé,
Tout va changer pour nous, si tout n’est pas changé.
Eudoxe lui disait : O toi seule es ma vie,
Que ne peux-tu savoir combien ma main ravie
Sent mieux frémir ta main depuis que je la vois ;
Combien ta bouche est belle au souffle de ta voix.
Tu crois que la beauté tient au nom que l’on aime,
Et je l’ai cru, ma soeur ; je m’abusais de même :
Mais la beauté c’est toi, c’est ce que j’ignorais ;
En te voyant, ma soeur, j’ai cru que je mourrais.
- Voilà ce que j’ai craint, tu m’aimes davantage,
Et moi, je ne puis pas ; tu changes de langage,
Et moi, je suis contrainte à conserver le mien ;
Le monde que j’habite est différent du tien.
La terre n’a pour moi qu’un homme, c’est mon frère ;
Je ne connaîtrai rien qui puisse m’en distraire ;
Mais toi dans d’autres noeuds cherchant d’autres douceurs,
Les femmes désormais seront toutes tes soeurs ;
Et si toutes n’ont pas tant de charme à t’entendre,
Elles auront de plus des yeux pour te comprendre.
On voulut, mais en vain, ramener sa raison :
La jalousie amère, invincible poison,
Se créa dans son coeur un asile incurable.
L’insomnie accablait cette âme inconsolable.
À peine avait des nuits le char silencieux,
Au réveil du matin abandonné les cieux,
Léonie écoutait ; et son amour sévère,
Accusait de retard le salut de son frère ;
Eudoxe, déjà loin du lit et du sommeil,
Épiait sur les monts les rayons du soleil.
Pour cacher son bonheur à celle qui l’ignore,
Il allait jouir seul, s’enivrer de l’aurore,
Et la vierge pleurait, en répétant tout bas :
Le jour vaut mieux que moi, l’ingrat ne m’aime pas.
Eudoxe avec chagrin vit la noire tristesse
Se mêler à la fleur du teint de sa maîtresse.
S’ils allaient s’égarer dans champs, dans les bois,
En vain sur ses plaisirs il contraignait sa voix :
À quoi donc penses-tu, lui disait Léonie ?
Du chant de ces oiseaux j’écoute l’harmonie,
Eudoxe, et cependant j’aime mieux tes discours,
Et malgré ces oiseaux je les entends toujours,
Mais toi qui peux les voir, je sens bien, disait-elle,
Que tu dois m’oublier et que je suis moins belle.
En vain de son amant elle aimait le bonheur,
Elle eût voulu remplir elle seule son coeur.
Le temps pouvait un jour guérir cette blessure,
Eudoxe impatient crut la ruse plus sûre :
Il se feignit aveugle. Il disait que ses yeux
N’avaient pu supporter un ciel trop radieux,
Qu’ils s’étaient refermés, et qu’une nuit profonde
Lui cachait à jamais le spectacle du monde.
Il se feignit aveugle, et la tranquillité,
Rentra dans un amour par l’amour agité.
Un rameau que le fer dépouilla de verdure,
Parut de tous ses pas aider la marche obscure ;
Et retenant sa voix, et son oeil étonné,
Ou même à ne rien voir par son coeur condamné,
Comme dans son enfance il se remit à vivre,
Et guidant sa maîtresse, il paraissait la suivre.
Hélas, qui peut long-temps se cacher de l’amour !
Le mal de Léonie empirait chaque jour ;
Et chaque jour des pleurs de sinistre présage,
De ses beaux yeux muets tombaient sur son visage ;
Le charme du sourire avait fui ses attraits
Je ne m’abuse pas autant que je voudrais ;
Je sais que je t’afflige et je sais que tu m’aimes,
Et nous avons pourtant cessé d’être les mêmes ;
Le souvenir des yeux, le monde, sa beauté,
Partagent Léonie en ton coeur enchanté.
Puis ta ruse d’ailleurs, tu crois que je l’ignore ?
L’amour révèle tout à l’âme qui l’implore.
Pourquoi, quand nous allons errer dans les sentiers,
Ne me piqué-je plus aux buissons d’églantiers ?
Quand tu viens avec moi gravir sur la montagne,
Jamais un seul caillou ne blesse ta compagne,
Tu les écartes donc ? Rien n’est comme autrefois ;
Et, dit-elle en pleurant, je sens bien que tu vois !
Son coeur se nourrissait d’une fièvre cuisante,
L’Amour eut beau lui tendre une main complaisante ;
Elle mourut. Eudoxe, égaré, furieux,
S’indignait de jouir du spectacle des cieux ;
Sans connaître l’hymen, déplorant son veuvage,
La nature pour lui prit un aspect sauvage.
Il insultait du jour la funeste clarté,
Il n’aimait que la nuit : car dans l’obscurité
S’étaient formés les noeuds de sa chaîne éphémère.
Un remède bientôt s’offrit à sa misère,
Un remède terrible égal à ses douleurs !
Ses yeux trop lentement s’éteignaient dans les pleurs,
Et le fer fut plus prompt que le poison des larmes.
Son avenir alors eut pour lui quelques charmes ;
Il pouvait expirer comme elle avait vécu.
Mais la mort le fuyait comme un guerrier vaincu
Que dédaigne, en passant, le glaive qui la porte,
Il fallut la chercher ; elle était à sa porte.
Il partit seul, sans guide ; et quand le lendemain
On prit, pour le trouver, le périlleux chemin
Qu’avaient marqué ses pas, empreints de place en place,
Sur les bords d’un torrent on en perdit la trace.


Paris, 1817.