Amours inquiètes
Georges Rodenbach

Poème Amours inquiètes

I

Tous les escaladeurs de ciel et de nuées,
Tous les porteurs de croix, tous les voleurs de feu
Qui vont vers la lumière à travers les huées
Cherchent dans un regard l’infini du ciel bleu.

Quel que soit leur Calvaire, il leur faut une femme !
Parfums de Madeleine, oh ! tombez sur leurs pieds !
Linge de Véronique, approchez, comme une âme,
Pour garder dans vos plis leurs masques copiés.

Combien s’en vont tous seuls dans de froids paysages
Grandis par la chimère ou courbés par l’affront !
Linge de Véronique, étanchez leurs visages,
S’ils vont s’y imprimer, c’est la couronne au front !

II

Oh ! bonheur ! rencontrer une autre âme touchante
Qui dans votre abandon vous donne un peu d’amour,
Et, tous deux enlacés dans la nuit approchante,
Causer d’éternité devant la mort du jour !

Ivresse de goûter la sourdine de l’heure,
Ivresse d’être deux, qu’on veut diviniser,
Et mêlant tout un soir, malgré le vent qui pleure,
Des lèvres qui déjà ne sont plus qu’un baiser !

Et dans ce clair-obscur, les douloureux poètes
Interprètent leur âme et commentent leurs voeux,
Et ce sont des miroirs où se mirent leurs têtes
Pour voir confusément se mêler leurs cheveux.

Comme une brûlure ils ont peur de la lampe
Où leur songe de neige aurait bientôt fondu,
Et l’insecte blessé de la parole rampe,
Et l’on ne dit plus rien, sans savoir qu’on s’est tu !

III

Parfois en plein amour on a rompu le charme ;
On se blesse, on s’afflige involontairement,
Ainsi que des enfants jouant avec une arme,
Et l’on se fait beaucoup de mal tout en s’aimant.

On souffre quelques jours ; puis, vaincu par l’absence,
On cherche à se revoir dans un faubourg lointain ;
Mais on sent dans sa voix comme une réticence,
Et l’on sent dans son coeur quelque chose d’éteint.

On va par la grand’route où des brouillards opaques
Amassent du mystère à l’horizon qui fuit,
Tandis qu’au loin de grands oiseaux élégiaques
Sur leurs ailes de deuil apportent de la nuit !

IV

Mangeant des larmes et du vent
On va toujours, par la grand’route ;
On s’aime encor, on pleure, on doute.
Oh ! si l’amour était vivant !

Comme la neige est abondante !
Elle est silencieuse. On peut
Lui confier tout ce qu’on veut ;
C’est une sûre confidente

Qui n’a jamais rien répété,
Gardant comme une blanche idole
Le secret du vain bruit frivole
Que deux lèvres ont chuchoté.

On avance encore. Il fait morne ;
Les maisons dans le vent du nord
Ont l’air d’avoir chacune un mort
Un garde-barrière, au loin, corne !

Et le convoi noir en passant
Avec ses vitres allumées
Arbore au milieu des fumées
Comme des linges pleins de sang.

Par la plaine mourante et nue
Il s’éloigne, d’un air fatal ;
Et son hurlement de métal
Dans l’ombre immense s’atténue.

Ses fanaux rouges dans le soir
Pâlissent bientôt et trépassent
C’est ainsi que nos amours passent :
Convois de feu sur un fond noir !