Poème Pour un Ami

LA VEILLE DE LA PUBLICATION D’UN PREMIER OUVRAGE.

C’est demain, c’est demain qu’on lance,
Qu’on lance mon navire aux flots ;
L’onde en l’appelant se balance
Devant la proue ; amis, silence !
Ne chantez pas, gais matelots !

Demain je quitte le rivage
Où dormit longtemps mon radeau ;
Là-bas m’attend plus d’un orage,
Plus d’un combat, quelque naufrage
Sur un banc de sable à fleur d’eau.

Oui, le naufrage ! on touche, on sombre ;
L’ouragan seul entend vos cris ;
Puis le matin vient chasser l’ombre ;
Sur le ciel bleu pas un point sombre,
Sur l’abîme pas un débris.

Ne chantez pas ! quand même encore,
Sur mainte mer, sous maint climat,
Aux feux du soleil qui le dore,
Battu de la brise sonore,
Mon pavillon, au haut du mât

Déployant sa flamme azurée
Et ses immortelles couleurs,
Recevrait de chaque contrée,
En passant, la perle nacrée,
L’ivoire, l’encens ou des fleurs ;

Quand, ma voile au loin reconnue,
On verrait la foule à grands pas
S’agiter sur la grève nue,
Les forts saluer ma venue,
Ô mes amis, ne chantez pas !

Cela vaut-il ce que je laisse,
Tant de silence, et tant d’oubli ;
Et ce gazon où la tristesse,
De mon âme éternelle hôtesse,
Inclinait un front recueilli ;

Alors que mon mât de misaine,
De la hache ignorant les coups,
Dans les grands bois était un chêne,
Et qu’au bruit de l’onde prochaine
Tout le jour je révais dessous ?

Oh ! j’y versai plus d’une larme ;
Mais les larmes ont leur douceur ;
Mais la tristesse a bien son charme ;
Son front à la fin se désarme,
Et c’est pour nous comme une sœur.

Point de crainte alors ; sous la branche
Point d’œil profane ; et si parfois
D’un lac frais la surface blanche,
Où d’en haut la lune se penche,
M’arrachait au gazon des bois ;

Si dans une barque d’écorce,
Ou de glaïeul, ou de roseau,
Ou de liane trois fois torse,
À ramer j’essayais ma force
Comme dans l’air un jeune oiseau ;

Nul bruit curieux sur la rive
Ne troublait mon timide essor,
Sinon quelque nymphe furtive ;
Mon âme n’était plus oisive,
Et c’était du repos encor.

Mais, depuis, l’orgueil en délire
A pris mon cœur comme un tyran ;
Je ne sais plus à quoi j’aspire ;
Ma nacelle est un grand navire,
Et me voilà sur l’Océan.

C’est demain, c’est demain qu’on lance,
Qu’on lance mon navire aux flots ;
L’onde en l’appelant se balance
Devant la proue ; amis, silence !
Ne chantez pas, gais matelots !